Belleville Ménilmontant



Extrait :

Les montagnes de Paris ont toujours chaviré les cœurs, et si c'est en rangs serrés que les peintres se sont lancés à la conquête de Montmartre, de Montparnasse, c'est aux photographes que l'on doit de s'être aperçus que Belleville cachait pentes et côtes dans Ménilmontant. Terre ancienne de paysans puis de villégiature, le village libre avait accueilli les ouvriers chassés par la rénovation du centre de la capitale entreprise par le baron Haussmann. Annexés quelques années plus tard aux deux derniers arrondissements de ce Paris qui les avait rejetés, les habitants ne s'étaient jamais départis d'un caractère frondeur et rebelle : leurs ombres, dans les venelles, faisaient peser comme une menace sur les façades rigoureusement alignées des quartiers favorisés. Les gens de la ville s'y aventuraient quelquefois, à la recherche de frissons de guinguettes, franchissant comme une frontière les vestiges de la barrière d'octroi. C'est que les plaisirs ne manquaient pas entre les boulevards et la zone : de retour du bagne de l'île des Pins, un Communard amnistié avait même ouvert un restaurant exotique où les garçons, déguisés en bagnards zébrés, servaient la clientèle en traînant à leur pied un boulet de bois peint en noir ! Ici, chaque rue est une énigme, chaque maison possède sa légende, chaque visage recèle un trésor, et si les habitants y sont simples, leur vie n'est pas ordinaire. On n'y rencontre pas de têtes d'affiche, de vedettes, d'hommes de bronze au poitrail couvert de médailles, mais toute une humanité de figurants, de seconds rôles, sans lesquels, on le sait, l'Histoire ne se fait pas. L'appareil photo a inventé, un temps, le passé indéfini, qui intègre le présent des êtres, des choses, et la nostalgie de leur soudaine absence. Ce temps de la photo ne pouvait être plus perceptible ailleurs qu'à Belleville, dans ce décor qu'arpentait Georges Perec, l'auteur de La Vie mode d'emploi et de La Disparition, qui tentait de renouer les fils rompus de l'enfance en tissant la trame inlassable de l'écriture : « Nous vivions à Paris, dans le XXe arrondissement, rue Vilin ; c'est une petite rue qui part de la rue des Couronnes, et qui monte, en esquissant vaguement la forme d'un S, jusqu'à des escaliers abrupts qui mènent à la rue du Transvaal et à la rue Olivier-Métra. La rue Vilin est aujourd'hui aux trois quarts détruite. » Depuis, le dernier quart a été englouti à son tour, et ne nous reste de cette voie que ces mots et quelques clichés d'Henri Guérard, de François-Xavier Bouchart, de Willy Ronis. Après un long hiver de friches, de détritus, de carcasses calcinées, de façades aveugles, un parc est né sur les pentes qu'adoucissent les rires des enfants...

Didier Daeninckx - Éditions Hoëbeke