Prospectus et tous écrits suivants



Extrait :

Quand mon tableau ne marche pas bien je ne suis pas content, je me fais un mauvais sang d'encre, je suis consterné. Je veux dire tant que mon tableau demeure sans voix, qu'il ne suscite rien fortement, qu'il reste une pauvre chose qui n'est pas douée de vie, qui n'est pas peuplée. Alors je suis désolé, pas content du tout. Je le démolis, je le recommence, j'essaye toutes sortes de moyens. Il arrive qu'à la fin ça marche, quelque chose arrive à se déclencher, un petit miracle d'apparition de vie se produit dans le tableau. Me voilà ravi, au comble de la joie. Naturellement je veux dire, cette apparition de vie elle se produit pour moi. Sans d'ailleurs que je sache trop si elle répond à un phénomène existant dans le tableau ou à un mécanisme de suscitation qui joue seulement dans mon esprit. Je ne dis pas du tout que ça fonctionne aussi pour les autres. D'ailleurs je ne sais jamais comment j'ai opéré. Quand j'essaye de le refaire, ça ne marche jamais, Le tableau fait, je suis content, je ne me lasse pas de le regarder, il m'émerveille. J'ai un bain de satisfaction. Pas pour longtemps, car je veux recommencer, je suis pressé de recommencer. Un seul tableau réussi cela me paraît trop peu, j'en veux beaucoup, plein ma maison, tout un peuplement. Il me semble que ce petit murmure de vie chuchoté par mon tableau exigerait, pour se maintenir, d'être répété dans cent autres. Pas une seule cigale : cent mille cigales chantant ensemble ! C'est alors, quand j'entreprends d'en faire un second, que tout se gâte, je recommence à cafouiller, à n'obtenir rien qui me plaise. Me voici de nouveau grandement perplexe, en grand souci, jusqu'à ce que survienne un autre petit miracle. Pas le même, jamais le même ; je n'arrive jamais à refaire le même, je ne sais jamais comment il s'est produit. Ainsi, vous voyez, je n'ai pas de système ; ce n'est pas, comme vous dites, une voie dans laquelle j'avancerais, c'est plutôt comme un aveugle désorienté, un joueur de colin-maillard titubant ; attrapant des oiseaux en battant l'air de ses bras. Une drôle de voie, comme vous voyez. Une drôle de position prise dans la peinture, et aussi dans la vie. La vie dans la nuit noire, en battant l'air des bras, pour saisir quelque oiseau, peut-être illusoire ! Ce serait intenable pour d'aucuns qui ont le goût du rectiligne, et du méthodique ! N'oubliez pas que je suis un grand neurasthénique, revenu de bien des choses, qui se contente de peu. Où d'autres seraient en grand inconfort moi j'arrive à très bien vivre, tant bien que mal à l'aise...

Jean Dubuffet - Éditions Gallimard