À 40° au-dessus de Dada

Extrait :

Dada est une farce, une légende, un état d’esprit, un mythe. Un mythe bien mal élevé, dont la survie souterraine et les manifestations capricieuses dérangent tout le monde. André Breton avait tout d’abord pensé lui faire un sort en l’annexant au surréalisme. Mais la plastique de l’anti-art a fait long feu. Le mythe du NON intégral a vécu dans la clandestinité entre les deux guerres pour devenir à partir de 1945 avec Michel Tapié la caution d’un art autre. La négativité esthétique s’est changée en doute méthodique grâce auquel allaient enfin pouvoir s’incarner des signes neufs. Table rase à la fois nécessaire et suffisante, le ZERO Dada a constitué la référence phénoménologique du lyrisme abstrait : ce fut la grande coupure avec la continuité de la tradition, par où déferla le flot bourbeux des recettes et des styles, de l’informel du nuagisme. Contrairement à l’attente générale, le mythe dada a fort bien survécu aux excès du tachisme ; ce fut la peinture de chevalet qui accusa le coup, faisant s’évanouir les dernières illusions subsistantes quant au monopole des moyens d’expression traditionnels, en peinture comme en sculpture. Nous assistons aujourd’hui à un phénomène généralisé d’épuisement et de sclérose de tous les vocabulaires établis : pour quelques exceptions de plus en plus rares, que de redites stylistiques et d’académismes rédhibitoires ! À la carence vitale des procédés classiques s’affrontent – heureusement – certaines démarches individuelles tendant, quelle que soit l’envergure de leur champ d’investigation, à définir les bases normatives d’une nouvelle expressivité. Ce qu’elles nous proposent, c’est la passionnante aventure du réel perçu en soi et non à travers le prisme de la transcription conceptuelle ou imaginative. Quelle en est la marque ? L’introduction d’un relais sociologique au stade essentiel de la communication. La sociologie vient au secours de la conscience et du hasard, que ce soit au niveau de la ferraille compressée, du choix ou de la lacération de l’affiche, de l’allure d’un objet, d’une ordure de ménage ou d’un déchet de salon, du déchaînement de l’affectivité mécanique, de la diffusion de la sensibilité chromatique au-delà des limites logiques de sa perception. Les nouveaux réalistes considèrent le Monde comme un Tableau, le Grand Œuvre fondamental dont ils s’approprient des fragments dotés d’universelle signifiance. Ils nous donnent à voir le réel dans des aspects de sa totalité expressive. Et par le truchement de ces images spécifiques, c’est la réalité sociologique toute entière, le bien commun de l’activité des hommes, la grande république de nos échanges sociaux, de notre commerce en société qui est assigné à comparaître. Dans le contexte actuel, les ready-made de Marcel Duchamp (et aussi les objets à fonctionnement de Camille Bryen) prennent un sens nouveau. Ils traduisent le droit à l’expression directe de tout un secteur organique de l’activité moderne, celui de la ville, de la rue, de l’usine, de la production en série. Ce baptême artistique de l’objet usuel constitue désormais le "fait Dada" par excellence. Après le NON et le ZERO, voici une troisième position du mythe : le geste anti-art de Marcel Duchamp se charge de positivité. L’esprit Dada s’identifie à un mode d’appropriation de la réalité extérieure du monde moderne. Le ready-made n’est plus le comble de la négativité ou de la polémique, mais l’élément de base d’un nouveau répertoire expressif. Tel est le nouveau réalisme : une façon plutôt directe de remettre les pieds sur terre, mais à 40° au-dessus du zéro de Dada, et à ce niveau précis où l’homme, s’il parvient à se réintégrer au réel, l’identifie à sa propre transcendance, qui est émotion, sentiment et finalement poésie, encore...

Pierre Restany - Éditions Dilecta