Le
photographe est parti, il a dit la vérité. C’est elle. Elle reste sans témoin.
Sauf un témoin invisible, pour attester qu’il n’y a plus de témoin. C’est comme
si elle était morte, ensevelie vivante dans les couronnes fleuries de sa robe
de mariée. Elle nous vient du Japon. Cette grande œuvre photographique ne dit
pas un mot. Elle reste muette, certes, et en apparence elle se contente de
montrer tacitement une scène de silence : une jeune femme s’expose à la
lumière et à l’œil, elle semble même un instant s’exposer à la mort comme une
vierge, une fiancée, une épouse, une mère entre jour et nuit, mais sans jamais
parler. Cette jeune femme est la légèreté même d’un corps d’image. Rien n’est
plus léger qu’une image, l’image de la pesanteur ne pèse rien. Comme toute
image, celle-ci, cette image, cette femme-ci vient de la nuit et retourne sans
attendre à la nuit comme à son élément primitif. Elle se partage entre le jour
et la nuit, elle dit sans phrase le partage de la lumière et de l’ombre. Elle y
naît, elle y meurt, elle est portée par la nuit, mais comme le plus léger des
simulacres. Or, comme elle expose, d’autres diront qu’elle propose sa nudité au
regard, voire au voyeur et à ce mercantilisme potentiel qu’introduisent
toujours le spectacle, la curiosité, les prothèses optiques et la reproduction
technique. Cette jeune femme est elle-même, certes, unique, et très
singulièrement elle-même, mais c’est aussi la lumière : la lumière se
cache, elle se tient en retrait, entre parenthèses, en autre chose, à savoir
l’ombre. La prise de vue, la signature de l’ombre eut lieu une seule fois, cela
n’advint qu’une fois, et cette fois, comme cette femme, reste unique,
singulièrement seule, absolument solitaire, absolue. Mais ce n’est pas tout. En
quoi cette clarté légère est-elle de la nuit ? Pourquoi semble-t-elle non
seulement sortir et procéder de la nuit, comme si le noir donnait naissance au
blanc, mais appartenir encore à l’ombre, rester cependant au cœur du sombre
abîme dont elle émane ? Il y a deux réponses à cette question. L’une
paraît classique : elle rappelle dans son principe une vérité de la
vérité, celle qui s’imprime et se réfléchit dans toute l’histoire de la
philosophie depuis Platon ; et cette jeune femme exhibera aussi, autant
qu’une histoire philosophique de la pudeur, de la nudité réservée, une
allégorie de la vérité même en son mouvement de voilement et de
dévoilement : l’origine de la lumière, la visibilité du visible, à savoir
de la nuit noire, de cela même qui, laissant paraître les choses dans la
clarté, par définition se dérobe à la vue. C’est ce qu’elle fait, elle :
elle se dérobe à la vue, elle se soustrait à la vue en exhibant lentement, vous
faisant attendre dans l’imminence, le geste par lequel elle esquisse le
mouvement de retirer sa robe. La visibilité elle-même est invisible, elle est
donc sombre, obscure, nocturne, et il faut être aveugle pour voir. Pour avoir
le pouvoir de voir et de savoir. Celle œuvre montre, sans rien en dire, ce qui
suspend la photographie au désir et le désir à la photographie. La force du
désir est un voleur irrésistible. Mais un voleur qui exige un témoin et
installe une caméra là même où il défie la loi. D’où me vient cette
émotion ? Je la sais entretenue par un non savoir, sans doute, née d’une
indécision où respire le désir. Réussirai-je jamais à savoir si j’aime cette
œuvre photographique ou déjà cette femme-ci, tout autre et singulière ?...