L’endoctrinement est maintenant à un tel
degré qu’il est extrêmement rare de rencontrer une personne avouant qu’elle
porte peu de considération à une tragédie de Racine ou à un tableau de Raphaël.
En matière de mobilier, le recours aux modes anciennes tient lieu de bon goût.
Les bourgeois de province s’enorgueillissent de leurs fauteuils Louis XIV,
Louis XV, Louis XVI. Ils s’initient à distinguer les uns des autres, poussant
des hauts cris quand la soie du dossier n’est pas d’époque ; ils sont
convaincus qu’ils se montrent là des artistes. Ils savent reconnaître les
fenêtres à meneaux, l’ogival tardif et le début Renaissance. Ils sont persuadés
que ce beau savoir légitime la préservation de leur caste. Ils s’emploient à en
persuader les manants, à convaincre ceux-ci de la nécessité de sauvegarder
l’art, c’est à dire les fauteuils, c’est à dire les bourgeois qui savent de
quelle soie il convient d’en tapisser le dossier. Les intellectuels se
recrutent dans les rangs de la caste dominante ou de ceux qui aspirent à s’y
insérer. Molière dîne avec le roi. L’artiste est invité chez les duchesses,
comme l’abbé. Je me demande dans quelle désastreuse proportion s’abaisserait
aussitôt le nombre des artistes si cette prérogative se voyait supprimée. Le
conquérant qui vise au sacre se présente au peuple non plus flanqué de l’évêque
mais du prix Nobel. Le seigneur prévaricateur pour se faire absoudre ne fonde
plus une abbaye, mais un musée. C’est au nom de la culture maintenant qu’on
mobilise, qu’on prêche les croisades. À elle maintenant le rôle de
« l’opium du peuple ». C'est la forme de l'Église d'autrefois, si
bien hiérarchisée, qu'entend donner à la culture le dirigisme d'État : en
pyramide bien structurée, en verticale. C‘est, au contraire de cela, en forme
de prolifération horizontale, en foisonnement infiniment diversifié, que la
pensée créative prendrait force et santé. Pas de pire obstacle à cette
prolifération que les prestiges de quelques m’as-tu-vu portés au rang de grands
dignitaires dont on rebat les oreilles du public pour les convaincre de leur
mérite. Pas de besogne plus
stérilisatrice que celle-là, plus propre à détourner l'homme du commun de
penser par lui-même et à lui faire perdre toute confiance dans ses propres
capacités. À l'écœurer de l'art, aussi, dont il prendra l'idée qu'il n'est
qu'imposture au service du dirigisme d’État, c’est à dire de la police. Je suis
individualiste, c’est à dire que je considère que mon rôle d’individu est de
m’opposer à toute contrainte occasionnée par les intérêts du bien social. À
l’État de veiller au bien social, à moi de veiller à celui de l’individu.
L’indépendance, la rébellion, qui sont opposés à l’ordre social, sont des plus
nécessaires à la bonne santé d’un groupe ethnique. C’est au nombre de ses
contrevenants qu’on mesurera sa bonne santé. Rien n’est plus sclérosant que
l’esprit de déférence. Conférer à la production d’art un caractère socialement
méritoire, faire d’elle une fonction sociale honorée, en falsifie gravement le
sens, car la production d’art est une fonction proprement et fortement
individuelle, par conséquent antagoniste à toute fonction sociale. Ce ne peut
être qu’une fonction antisociale ou, pour le moins, asociale. Une production
d’art qui ne met pas gravement la culture en procès ne nous est d’aucun secours…