Faire avec ses mains ce que l'on voit



Toute ma vie a été une sorte d'étude. Mon but n'a jamais été d'avoir des commandes, mais d'étudier, c'est ce qui explique la longueur dans l'exécution de certaines œuvres. Chaque morceau a été pour moi une occasion nouvelle de recherches, encore et toujours. Ce qui m'a guidé, c'est surtout ce grand amour de la nature ; oui, il faut l'aimer, être constamment avec elle. C'est la véritable Grande Muette, mais elle finit par vous parler, par vous inspirer, et par vous livrer des secrets. Il n'y a de vrai que la nature qu'il faut savoir regarder. On ne le sait pas. Quand on est jeune, on s'éparpille, on se gaspille. On a dans la cervelle un tas d'imaginations, de rêves, d'idées toutes faites. On cherche des sujets dans sa tête, il faudrait apprendre à ouvrir les yeux. C'est difficile. Moi, j'ai passé la moitié de ma vie à oublier les routines, à me débarrasser de ce que l'on m'avait enseigné. Et maintenant, j'essaie d'être sincère. Tout est là. Imitez, copiez la nature, mais ne la façonnez pas, ne la faussez pas. Ils la font poser, ils commencent une esquisse, une ébauche. Puis, ils placent le modèle vivant, lui demandent tel ou tel geste. Ça ne va plus, l'artiste s'arrête. Mais C'EST LA VIE QUI BOUGE. C'est le vrai, ça, c'est le divin, l'éclair qu'il faut fixer. La sculpture n'est après tout que l'application du modelé, c'est-à-dire le passage du trou à la bosse. À l'aide d'une ligne générale diversement entrevue, on peut tout faire, l'homme, les animaux, les arbres, les fruits. Tout, tout est sorti de cette ligne générale. Le modelé qui est bon pour une femme est bon pour un fruit. Le tout est donc de trouver cette ligne générale et d'en être le maître. […] Je soutiens qu'avant de dessiner sur les plâtres, il faut commencer par dessiner sur les feuilles ; en ce qui me concerne, j'ai été dessinateur avant d'être sculpteur. C'est un système qui a été délaissé pendant quarante ans à l'École des Beaux-Arts, on l'a repris ces temps derniers, on aurait dû commencer plus tôt, mais enfin, il n'est jamais trop tard pour bien faire. Quand j'ai dessiné, pour donner plus d'ampleur à mes figures, je les exagère un peu et j'obtiens ainsi plus de vérité, plus de mouvement et plus de vie. Toujours, toujours, j'ai copié la nature dans sa naïveté, et c'est en exagérant le mouvement que j'obtiens parfois une souplesse qui se rapproche du vrai. C'est en somme ce que faisaient les Anciens : ils amplifiaient la nature. Les Grecs, c'étaient de purs réalistes. La Vénus de Milo est une femme prise sur le vif. Appelez-la Vénus, appelez-la comme vous voudrez, c'est une femme vraie, et c'est pour cela qu'elle est belle. Les grands artistes anciens regardaient la nature avec leurs yeux naïfs. Ils voyaient bien, ils copiaient bien. Et alors, devant leurs œuvres, on était ému ; il y avait là, fixées, une minute, une seconde du mobile et infini mystère. […] Le corps humain, quelle source de joies et de surprises inespérées pour l'œil de l'artiste ! Depuis cinquante ans que je l'étudie, je découvre tous les jours en lui des aspects que j'ignore... Mes modèles, c'est quand ils quittent la pose qu'ils me révèlent le plus souvent leur beauté. Je ne leur indique jamais un mouvement, je leur dis : « Soyez en colère, rêvez, priez, pleurez, dansez ». C'est à moi de saisir et de retenir la ligne qui me paraît vraie. […] La sculpture devrait être une architecture vivante et animée...

Faire avec ses mains ce que l’on voit est publié par les Éditions Mille et une nuits.