Le Déserteur

Extrait :

C'est, d'abord, un personnage de Victor Hugo plus que de la frontière française, il sort des misérables avant la lettre. Il a les mains blanches et il va au peuple. Il est peut-être évêque et il s'abandonne à la charité publique. Il a dû commettre on ne sait quel crime, en tout cas celui d'anarchie : quelque chose, on ne sait quoi, flamboie dans son passé. Depuis qui sait combien de temps le Déserteur avait le besoin de confiance ? Trop de solitude, trop de montagnes glacées, trop de routes incertaines, il fallait enfin ouvrir son cœur à quelqu’un. Le déserteur dit qu’il s’appelait Charles-Frédéric Brun, français. Le premier jour se passa en adaptation. Comment se conduire avec ces gens là ? D’abord il allait faire un petit dessin pour ce président si gentil. C’est peu de chose. Il dessine un petit bedeau, il le coiffe d’un tricorne avec trois plumes : une verte, une rouge, une bleue. Il lui couvre les épaules d’une chape constellée de décorations. Tout compte fait il transforme son bedeau, en fait un pèlerin avec son bourdon, son long bâton enrubanné, sa gourde, son livre de prière. Il lui met une barbe, bleue, non pas pour le symbole, mais parce qu’il sait, de métier, que les barbes blanches doivent se faire bleues et il voulait que son pèlerin bedeau soit respectable sur les routes. Brun est en train de peindre (de peinturer dit-il) à l’aquarelle. Le mot ici n’est pas tout à fait exact, car il ne se sert pas d’eau pour délayer ses couleurs, il ne se sert pas non plus de palette ce jour-là pour essayer ses teintes, il se sert de sa salive et de sa main. Il suce son pinceau, il le passe sur ses tablettes de couleur, il essaie la couleur sur la paume de sa main gauche, il l’y travaille, si besoin est avant de l’appliquer sur le papier. Ces détails ne sont pas inutiles ; ce sont ceux qui ont apprivoisé Fragnière : il a compris que voilà un travail manuel, semblable aux autres, semblable au travail qui est le sien tout le long des ans ; que cet homme « sans papier » est un « travailleur ». Le président de la commune n’aurait jamais accepté de nourrir un oisif, il se disait instinctivement que cet homme mettrait la main à la pâte dans ce village. Est-ce qu’il ne pourrait pas faire le portrait de la patronne née Marie Jeanne Bournissay ? Mais nous n’allons pas faire le portrait de Marie Jeanne en crachant dans la paume de la main. Il faut de la couleur à l’huile et quatre ou cinq pinceaux, en plus d’un bout de planche sur lequel on peindra. Et voilà sur la planche où Charles-Frédéric Brun a préparé ses couleurs, de beaux petits tas de pâte bleu ciel et rouge incarnat, et pourpre et blanc de zinc et jaune comme de l’or et vert couleur lézard, et c’est avec tout ça qu’il va peindre Marie Jeanne !...

Jean Giono - Éditions Gallimard