La Fille pauvre

Extrait :

J'avais trouvé du travail à Wattrelos, aux usines Nollard-Lafaye. Nous arrivâmes au « Cul du Four » vers la fin de l'après-midi. C'était la première fois que nous venions dans ce vieux quartier de Roubaix. Nous suivions des rues et des rues bordées de maisons petites, brunes, sales et dépeintes. Le pavé surchauffé luisait, limé par les fers des chevaux. Les égouts puaient. Des labyrinthes de bicoques se massaient en courées autour de cabinets béants, veufs de leur porte, et où l'on voyait parfois une silhouette accroupie. Des grues, des gazomètres et des cheminées d'usines érigeaient à l'horizon, tout autour de la ville, leurs firmes dures et squelettiques par-dessus les toits de tuiles noircies. De longues palissades arboraient les affiches qui célébraient l'Amer Picon et le Pernod, la Gauloise et le Maryland, la margarine Axa, le saucisson Mireille. Juste au milieu de la rue, nous atteignîmes enfin un vaste cabaret. « Alors, c'est vous, les nouveaux locataires ? Je vais vous montrer la chambre ». C'était une chambre garnie comme toutes les chambres garnies où nous avions vécu, une pièce de trois mètres sur quatre avec deux lits, une table, un poêle Godin. Ma mère ouvrit la fenêtre. Nous vîmes la cour, des maisons ouvrières, et, plus haut, des usines, des cheminées, des grues, des squelettes de machines de fer. Les sirènes de six heures sifflèrent. Baussard nous les nomma : « Voilà Burger, Verschueren, Handson... je les connais toutes. Y en a jusqu'à onze heures du soir. Et ça recommence à cinq heures moins le quart. Pas besoin d'horloge ! c'est pratique. Écoutez ! Voila la Textile, Hamelard frères, Laforge, Grouan-Vassort... et celle-là, loin, vous entendez ? Ca vient du Sartel, de Wattrelos, c'est Nollard-Lafaye. » Ma mère retourna à la fenêtre, le soir venait. Les dernières sirènes s'étaient tues. Ça et là, des usines s'allumaient, vastes cages vitrées, hautes cathédrales d'acier, de verre et de béton armé. C'était l'heure où les équipes de nuit arrivaient pour le travail. Vers le canal, les ponts roulants et les grues glissaient, tournaient et manœuvraient avec lenteur, continuaient dans la pénombre leur gigantesque labeur de mécaniques, sous la clarté crue des lampes électriques pendues très haut à leurs flèches, comme de grosses étoiles rougeâtres et solitaires. Une plainte stridente arrivait par instants de là-bas jusqu'à nous. Ma mère, un moment, écouta et contempla ces choses. « ]e ne pense pas qu'on moisira longtemps ici » dit-elle...

Maxence Van der Meersch - Les Éditions Albin Michel