L'œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique


 
Extrait :

Il est du principe de l'œuvre d'art d'avoir toujours été reproductible. Ce que des hommes avaient fait, d'autres pouvaient toujours le refaire. Ainsi, la réplique fut pratiquée par les maîtres pour la diffusion de leurs œuvres, la copie par les élèves dans l'exercice du métier, enfin le faux par des tiers avides de gain. Par rapport à ces procédés, la reproduction mécanisée de l'œuvre d'art représente quelque chose de nouveau ; technique qui s'élabore de manière intermittente à travers l'histoire, par poussées à de longs intervalles, mais avec une intensité croissante. Avec la gravure sur bois, le dessin fut pour la première fois mécaniquement reproductible il le fut longtemps avant que l'écriture ne le devînt par l'imprimerie. La gravure sur bois du Moyen-âge est suivie de l'estampe et de l'eau-forte, puis, au début du XIXe siècle, de la lithographie. Avec la lithographie, la technique de reproduction atteint un plan essentiellement nouveau. Ce procédé beaucoup plus immédiat, qui distingue la réplique d'un dessin sur une pierre de son incision sur un bloc de bois ou sur une planche de cuivre, permit à l'art graphique d'écouler sur le marché ses productions, non seulement d'une manière massive comme jusques alors, mais aussi sous forme de créations toujours nouvelles. Grâce à la lithographie, le dessin fut à même d'accompagner la vie quotidienne. Il se mit à aller de pair avec l'imprimé. Mais la lithographie en était encore à ses débuts, quand elle se vit dépassée, quelques dizaines d'années après son invention, par celle de la photographie. Pour la première fois dans les procédés reproductifs de l'image, la main se trouvait libérée des obligations artistiques les plus importantes, qui désormais incombaient à l'œil seul. À la reproduction même la plus perfectionnée d'une œuvre d'art, un facteur fait toujours défaut : son hic et nunc, son existence unique au lieu où elle se trouve. Sur cette existence unique, exclusivement, s'exerçait son histoire. Nous entendons par là autant les altérations qu'elle peut subir dans sa structure physique, que les conditions toujours changeantes de propriété par lesquelles elle a pu passer. Le hic et nunc de l'original forme le contenu de la notion de l'authenticité, et sur cette dernière repose la représentation d'une tradition qui a transmis jusqu'à nos jours cet objet comme étant resté identique à lui-même. Les composantes de l'authenticité se refusent à toute reproduction, non pas seulement à la reproduction mécanisée. L'original, en regard de la reproduction manuelle, dont il faisait aisément apparaître le produit comme faux, conservait toute son autorité ; or, cette situation privilégiée change en regard de la reproduction mécanisée. On pourrait réunir tous ces indices dans la notion d'aura et dire : ce qui, dans l'œuvre d'art, à l'époque de la reproduction mécanisée, dépérit, c'est son aura. Qu'est-ce que l'aura ? Une singulière trame de temps et d'espace : apparition unique d'un lointain, si proche soit-il. Sortir de son halo l'objet en détruisant son aura, c'est la marque d'une perception dont le sens du semblable dans le monde se voit intensifié à tel point que, moyennant la reproduction, elle parvient à standardiser l'unique... 

Walter Benjamin - Éditions Gallimard

De la visibilité

Avant-propos, extrait :
L'infléchissement de mes travaux vers une analyse sociopolitique du statut d'artiste m'a amenée à repenser la question de la célébrité comme un déplacement du prestige accordé aux artistes depuis la Révolution : déplacement des créateurs, très présents au XIXe siècle, aux interprètes, dont le statut s'élève considérablement au XXe siècle, pour les raisons et avec les effets que l'on va voir. Voilà qui replace le projet initial dans la continuité d'une problématique quasi constante depuis mon premier livre consacré à Van Gogh : celle de la singularité, dont on va voir comment, après s'être constituée en valeur avec l'avènement du régime démocratique, elle prend un exceptionnel essor dans le « régime médiatique », tel qu'il s'est mis en place durant le siècle en lequel nous sommes nés... 
Chapitre 1, extrait :
« De nos jours, au lieu de voir comme jadis quelques centaines de visages dans le cours d'une vie, nous pouvons en voir un millier au cours d'une seule émission d'actualités télévisée », remarque un psychologue américain. Et certains visages sont, bien sûr, beaucoup plus souvent exposés aux regards que d'autres : acteurs et chanteurs en particulier bénéficient - ou pâtissent - de cette surexposition, à la fois conséquence et cause de leur célébrité. [...] Cette modification capitale, caractéristique du monde moderne, aurait pu trouver un théoricien en la personne du philosophe allemand Walter Benjamin si celui-ci, obnubilé par sa culture lettrée et par son dédain esthète, propre à l'école de Francfort, pour la culture populaire de masse, n'avait focalisé sur les seules œuvres d'art - dont la portée pour l'expérience commune est pourtant limitée - sa remarquable intuition, développée dans l'entre-deux-guerres, sur la « reproductibilité technique » et ses incidences quant à notre rapport aux images. Car la quête de l'original au-delà des reproductions, et la tension entre le lointain et le proche créée par cet écart, s'appliquent au moins autant - et en tout cas de façon beaucoup plus spectaculaire dans la culture dite de masse - aux visages des célébrités qu'aux grandes œuvres de la culture visuelle. À cette regrettable limitation de son objet s'ajoute une erreur d'interprétation, lorsqu'il suggère que l'aura de l'œuvre d'art originale - cette « unique apparition d'un lointain, si proche qu'elle puisse être », selon sa définition obscurément poétique - serait « atteinte » par ses reproductions, comme si celles-ci constituaient une dégradation de celle-là (« au temps des techniques de reproduction, ce qui est atteint dans l'œuvre d'art, c'est son aura »). Certes, « à la plus parfaite reproduction il manque toujours quelque chose : l'ici et le maintenant de l'œuvre d'art - l'unicité de sa présence au lieu où elle se trouve » ; mais c'est l'existence même des reproductions mécaniques depuis l'invention de la photographie qui, par contraste, a pu doter les originaux d'une valeur inédite : sans les reproductions, il n'y aurait pas d'aura, laquelle est donc bel et bien créée par celles-ci. La multiplication à l'infini des reproductions techniques de l'image creuse l'écart entre l'original et ses répliques, augmentant d'autant la valeur d'authenticité de l’original. Ce point est capital, puisqu'il permet de donner sens à la quête de l'origine au-delà des reproductions - mais appliquée aux personnes et non plus aux œuvres d'art - qui depuis près d'un siècle occupe une place et mobilise une énergie émotionnelle considérables, dans la vie de centaines de millions de gens sur toute la planète... 

Nathalie Heinich - Éditions Gallimard

Histoire d'O

Extrait :

Son amant emmène un jour O se promener dans un quartier où ils ne vont jamais, le parc Montsouris, le parc Monceau. À l’angle du parc, au coin, d’une rue où il n’y a jamais de station de taxis, après qu’ils se sont promenés dans le parc, et assis côte à côte au bord d’une pelouse, ils aperçoivent une voiture, avec un compteur, qui ressemble à un taxi. « Monte », dit-il. Elle monte. Ce n’est pas loin du soir, et c’est l’automne. Elle est vêtue comme elle l’est toujours : des souliers avec de hauts talons, un tailleur à jupe plissée, une blouse de soie, et pas de chapeau. Mais de grands gants qui montent sur les manches de son tailleur, et elle porte dans son sac de cuir ses papiers, sa poudre et son rouge. Le taxi part doucement, sans que l’homme ait dit un mot au chauffeur. Mais il ferme, à droite et à gauche, les volets à glissière sur les vitres et à l’arrière ; elle a retiré ses gants, pensant qu’il veut l’embrasser, ou qu’elle le caresse. Mais il dit : « Tu es embarrassée, donne ton sac ». Elle le donne, il le pose hors de portée d’elle, et ajoute : « Tu es aussi trop habillée. Défais tes jarretelles, roule tes bas au-dessus de tes genoux : voici des jarretières ». Elle a un peu de peine, le taxi roule plus vite, et elle a peur que le chauffeur ne se retourne. Enfin, les bas sont roulés, et elle est gênée de sentir ses jambes nues et libres sous la soie de sa combinaison. Aussi, les jarretelles défaites glissent. « Défais ta ceinture, dit-il, et ôte ton slip. » Cela, c’est facile, il suffit de passer les mains derrière les reins et de se soulever un peu. Il lui prend des mains la ceinture et le slip, ouvre le sac et les y enferme, puis dit : « Il ne faut pas t’asseoir sur ta combinaison et ta jupe, il faut les relever et t’asseoir directement sur la banquette ». La banquette est en moleskine, glissante et froide, c’est saisissant de la sentir coller aux cuisses. Puis il lui dit : « Remets tes gants maintenant ». Le taxi roule toujours, et elle n’ose pas demander pourquoi René ne bouge pas, et ne dit plus rien, ni quelle signification cela peut avoir pour lui, qu’elle soit immobile et muette, si dénudée et si offerte, si bien gantée, dans une voiture noire qui va elle ne sait pas où. Il ne lui a rien ordonné, ni défendu, mais elle n’ose ni croiser les jambes ni serrer les genoux. Elle a ses deux mains gantées appuyées de chaque côté d’elle, sur la banquette. « Voilà », dit-il tout à coup. Voilà : le taxi s’arrête dans une belle avenue, sous un arbre - ce sont des platanes - devant une sorte de petit hôtel qu’on devine entre cour et jardin, comme les petits hôtels du faubourg Saint-Germain. Les réverbères sont un peu loin, il fait sombre encore dans la voiture, et dehors, il pleut. « Ne bouge pas, dit René. Ne bouge pas du tout ». Il allonge la main vers le col de sa blouse, défait le nœud, puis les boutons. Elle penche un peu le buste, et croit qu’il veut lui caresser les seins. Non. il tâtonne seulement pour saisir et trancher avec un petit canif les bretelles du soutien-gorge, qu’il enlève. Elle a maintenant, sous la blouse qu’il a refermée, les seins libres et nus comme elle a nus et libres les reins et le ventre, de la taille aux genoux. « Ecoute, dit-il. Maintenant, tu es prête. Je te laisse. Tu vas descendre et sonner à la porte. Tu suivras qui t’ouvrira, tu feras ce qu’on t’ordonnera. Si tu n’entrais pas tout de suite, on viendrait te chercher, si tu n’obéissais pas tout de suite, on te ferait obéir. Ton sac ? Non, tu n’as plus besoin de ton sac. Tu es seulement la fille que je fournis. Si, si, je serais là. Va »... 

Pauline Réage - Jean-Jacques Pauvert

L'art contemporain et la vieille taupe

Extrait :

La première tâche de l'artiste consiste à détruire, à supprimer ; le reste viendra « par surcroît » ; ou ne viendra pas. De toute manière, ce qui est négatif, la destruction, on peut le décréter ; ce qui est positif, la construction, non. Terre vierge. Problèmes par milliers. Seule l'expérience est capable de faire les corrections et d'ouvrir des chemins nouveaux. Seule une vie fermentant sans entraves s'engage dans mille formes nouvelles. Improvise, reçoit une « force créatrice », corrige elle-même ses faux pas. Un optimisme, naturel ou volontaire, systématique, permet d'affronter les risques, l'angoisse, les douleurs de la négativité en acte, de la prendre en charge. Une œuvre peut être dite actuelle lorsque ses effets sur notre sensibilité présentent une ampleur suffisante. Elle nous émeut, elle nous ébranle. D'emblée nous nous sentons contestés. Et l'ordre dans lequel, bon gré mal gré, désarmés ou non, nous vivons, vacille et ne nous rassure plus. Nous pouvons interroger l'œuvre. Elle-même nous pose des questions, nous met à la question : elle se constitue comme question. Elle nie ce qui la précède, les autres œuvres qui l'entourent ; elle doute de son propre sens. Avec bonne ou mauvaise conscience, elle met en cause la culture existante dans laquelle on prétend la situer. L'artiste véritablement « témoin de son temps » n'est pas Bernard Buffet ou Brayer qui peint le couronnement du Schah ; il est celui qui voit comment le sol de la culture présente s'effrite et s'effondre, qui désire cet effondrement et l'exprime. Les mythes de l'Occident imitent ces buildings qui, sur les sérigraphies de Pol Bury, se gondolent et vacillent. Notre société, notre culture, comme notre être, ressemblent aux maisons de Quito dont parle Henri Michaux, construites sur six mètres de terre superficielle et trente mètres de précipices. Plus qu'à tout autre moment de son histoire, l'art désigne aujourd'hui l'abîme qui se creuse. Il instaure un vertige. Des œuvres peuvent favoriser (seulement favoriser, non pas produire) un changement éventuel de la culture et de la société ; elles ne sauraient jamais obéir à un rassurant « réalisme socialiste » ; elles ne chantent pas la pure gloire des « héros positifs ». Elles instaurent une complicité avec la négativité. Comme l'écrit encore Michaux en un texte significativement intitulé Je suis né troué : « Je me suis bâti sur une colonne absente ». L'art contemporain qui prend la place de la peinture et de la sculpture anciennes - sans accepter cette distinction - est obsédé par ce vide, cette absence. Loin de chercher à la masquer, il la montre lorsqu'elle ne peut être encore analysée en termes clairs, en un raisonnement cohérent. Il appréhende et manifeste une béance qui se révèle comme centre et fondement de ce que nous n'appelons notre être que par habitude de pensée, peut-être par paresse conceptuelle, pour esquiver le vertige... 

Gilbert Lascault - Éditions du Félin