De la visibilité

Avant-propos, extrait :
L'infléchissement de mes travaux vers une analyse sociopolitique du statut d'artiste m'a amenée à repenser la question de la célébrité comme un déplacement du prestige accordé aux artistes depuis la Révolution : déplacement des créateurs, très présents au XIXe siècle, aux interprètes, dont le statut s'élève considérablement au XXe siècle, pour les raisons et avec les effets que l'on va voir. Voilà qui replace le projet initial dans la continuité d'une problématique quasi constante depuis mon premier livre consacré à Van Gogh : celle de la singularité, dont on va voir comment, après s'être constituée en valeur avec l'avènement du régime démocratique, elle prend un exceptionnel essor dans le « régime médiatique », tel qu'il s'est mis en place durant le siècle en lequel nous sommes nés... 
Chapitre 1, extrait :
« De nos jours, au lieu de voir comme jadis quelques centaines de visages dans le cours d'une vie, nous pouvons en voir un millier au cours d'une seule émission d'actualités télévisée », remarque un psychologue américain. Et certains visages sont, bien sûr, beaucoup plus souvent exposés aux regards que d'autres : acteurs et chanteurs en particulier bénéficient - ou pâtissent - de cette surexposition, à la fois conséquence et cause de leur célébrité. [...] Cette modification capitale, caractéristique du monde moderne, aurait pu trouver un théoricien en la personne du philosophe allemand Walter Benjamin si celui-ci, obnubilé par sa culture lettrée et par son dédain esthète, propre à l'école de Francfort, pour la culture populaire de masse, n'avait focalisé sur les seules œuvres d'art - dont la portée pour l'expérience commune est pourtant limitée - sa remarquable intuition, développée dans l'entre-deux-guerres, sur la « reproductibilité technique » et ses incidences quant à notre rapport aux images. Car la quête de l'original au-delà des reproductions, et la tension entre le lointain et le proche créée par cet écart, s'appliquent au moins autant - et en tout cas de façon beaucoup plus spectaculaire dans la culture dite de masse - aux visages des célébrités qu'aux grandes œuvres de la culture visuelle. À cette regrettable limitation de son objet s'ajoute une erreur d'interprétation, lorsqu'il suggère que l'aura de l'œuvre d'art originale - cette « unique apparition d'un lointain, si proche qu'elle puisse être », selon sa définition obscurément poétique - serait « atteinte » par ses reproductions, comme si celles-ci constituaient une dégradation de celle-là (« au temps des techniques de reproduction, ce qui est atteint dans l'œuvre d'art, c'est son aura »). Certes, « à la plus parfaite reproduction il manque toujours quelque chose : l'ici et le maintenant de l'œuvre d'art - l'unicité de sa présence au lieu où elle se trouve » ; mais c'est l'existence même des reproductions mécaniques depuis l'invention de la photographie qui, par contraste, a pu doter les originaux d'une valeur inédite : sans les reproductions, il n'y aurait pas d'aura, laquelle est donc bel et bien créée par celles-ci. La multiplication à l'infini des reproductions techniques de l'image creuse l'écart entre l'original et ses répliques, augmentant d'autant la valeur d'authenticité de l’original. Ce point est capital, puisqu'il permet de donner sens à la quête de l'origine au-delà des reproductions - mais appliquée aux personnes et non plus aux œuvres d'art - qui depuis près d'un siècle occupe une place et mobilise une énergie émotionnelle considérables, dans la vie de centaines de millions de gens sur toute la planète... 

Nathalie Heinich - Éditions Gallimard