Extrait :
Je suis le plus mauvais interlocuteur que vous puissiez choisir pour éclairer un classement des humeurs de l'art actuel car j'approfondis peu ce que font les autres peintres, je ne m'y intéresse à vrai dire pas beaucoup, C'est de peindre que j'ai la manie, pas du tout de voir des peintures faites par les autres. Ça se comprend tout seul : le nageur, il aime à nager, pas à regarder nager les autres. De même le danseur, le marcheur à pied et de même l'amant. Après cela, il me faut vous dire, je ne crois pas beaucoup aux lois, en matière de création d'art. Tout énoncé de loi me donne aussitôt grande envie de l'enfreindre. Quand vous partez de repentir puritain, de confession, d'horreur de la matière, je pense aussitôt, pourquoi pas ? On pourrait faire des œuvres merveilleuses en partant de ces notions. Ces obsessions-là en valent d'autres, et on peut faire des merveilleuses fêtes en partant de ces obsessions. Il n'y a pas de loi. Tous les moyens, tous les départs, tous les prétextes me paraissent bons. Je ne crois pas aux écoles, je ne crois pas que tel système soit bon et tel mauvais. Tout système est suspect, voilà plutôt bien ce que je crois. Et toute école des plus suspectes. Trop de systèmes, et trop d'écoles ! Maniérisme, grimaces, fausse monnaie. Voilà ce que le crois.
S'agissant de l'art abstrait je veux vous dire quelque chose. Il n'y a pas d'art abstrait. Ou bien tout art l'est toujours, ce qui revient au même. Ce terme d'art abstrait m'exaspère, je le trouve spécialement bête. Il n'y a pas plus d'art abstrait que d'art courbe, ou d'art jaune ou vert, ou d'art quadrillé. Comment les gens n'ont-ils pas compris et éventé cela depuis longtemps ? Toute trace, toute tache, évoquent toujours quelque chose (voire à la fois de nombreuses choses et c'est alors tant mieux, c'est alors que l'opération d'art commence). Comment pourrait-il en être autrement ? Et comment peut-on souhaiter qu'il en soit autrement ? L'art ne vit que d'évocations. C'est une idée très primaire et absurde qu'il y a des formes d'art qu'on peut appeler abstraites et d'autres non abstraites, cela n'a aucun sens. Disons seulement plutôt qu'il y a, en notre temps comme en tout autre, certains poncifs qui sont furieusement à la mode, auxquels tous les peintres défèrent, avec un frénétique ensemble. Pas moi ! Où on verra une foule courant, on sera toujours sûr de me trouver moi-même courant dans le sens contraire. Un grand sceptique je suis, moi, et nullement convaincu par l'adhésion du plus grand nombre. Les théories si simplistes, je n’y crois guère. Bonne chance à l’art abstrait ! Bonne chance à l’art naïf ! Bonne chance à l’art courbe et à l’art jaune !
Je n’aime pas la culture, je n’aime pas la mémoire du passé, je la crois débilitante, néfaste. Je crois dans la haute valeur de l’oubli. Je voudrais voir dans toutes les villes, sur la grand-place, au lieu de musées et de bibliothèques, une immense statue de l’Oubli. Table rase des œuvres passées !...
Jean Dubuffet - Éditions Gallimard