Le Festin nu

Extrait :

...Je parle personnellement, et s'il existe un homme pour parler autrement, nous ferions bien d'essayer de traquer sa Cellule Mère ou son Papa Protoplasmique... Je ne veux plus entendre ressasser les boniments de camés et les combines de drogués aux abois... Toujours les mêmes histoires, et on les a racontées des millions de fois, mais il n y a rien à dire parce qu'il n'arrive jamais rien dans l'univers de la drogue. La seule justification de cette épuisante marche à la mort est le moment où l'on coupe le circuit de la drogue pour non-paiement - alors la peau se meurt du manque de drogue, se meurt d'avoir trop attendu, et l'Ancienne Peau finit par oublier sa fonction de simplification sous la croûte de la drogue, ce qui est le rôle de toutes les peaux - et le Camé en voie de Renoncement devient brusquement et totalement vulnérable dès qu'il n'est plus capable de s'empêcher de voir et de sentir et d'entendre... C'est à ce moment qu'il faut faire attention aux voitures... Les camés se plaignent sans cesse de ce qu'ils appellent le Grand Froid, et ils relèvent le col de leurs manteaux noirs et serrent les poings contre leurs cous desséchés... Tout ça c'est du cinéma : le camé ne veut pas être au chaud, il veut être au frais, au froid, au Grand Gel. Mais le froid doit l'atteindre comme la drogue : pas à l’extérieur, où ça ne lui fait aucun bien, mais à l'intérieur de lui-même, pour qu'il puisse s'asseoir tranquillement, avec la colonne vertébrale aussi raide qu'un cric hydraulique gelé et son métabolisme tombant au Zéro Absolu... Les camés au stade terminal restent parfois jusqu'à deux mois sans aller à la selle, et les parois de leurs intestins se collent - les tiens en feraient tout autant - à tel point qu'ils doivent recourir à un vide-pomme ou à son équivalent chirurgical... Voilà la vie que l'on mène dans la Chambre Froide... Pourquoi s'agiter, pourquoi perdre son temps ? Il reste encore une place à l'intérieur, Monsieur. Il y en a qui trouvent leur plaisir dans la thermodynamique, comme s'ils l'avaient inventée eux-mêmes... Tu n'en ferais pas autant ? D'autres prennent leur plaisir autrement, mais entre nous, tout se joue cartes sur table, à la loyale - j'aime mieux ça, de même que j'aime voir ce que je mange et vice versa ou mutatis mutandis selon le cas. À l'enseigne du « Vieux Bill, Banquets et Repas Nus »... Entrez, entrez... La gargote idéale pour jeunes et vieux, hommes et bêtes. Rien de tel qu'une goutte d'huile de serpent du Dr X pour te lubrifier les rouages, et en avant les artistes ! Dans quel camp es-tu, vieux ? Tu es pour le grand froid mystique, le cric gelé ? Ou bien veux-tu que le bon Oncle Bill te remette les yeux en face des trous ? Voilà donc le véritable problème - le problème médical numéro 1 dont je parlais tout à l'heure. Voilà le choix qui se présente à tous mes copains... Les gars, laissez-moi vous dire que j'ai entendu ma part de boniments fatigués, mais aucune autre catégorie de trompe l'ennui n’est capable de rivaliser avec cette espèce de ralentissement thermodynamique du camé... 

William S. Burroughs - Éditions Gallimard