Shitao et Cézanne



Extrait :

Bien évidemment, chacune de ces aventures porte les caractéristiques d’une personnalité, d’une époque, d’une culture, et en conséquence, elles ne sont pas en tous points analogues. Mais les différences évidentes ne sauraient masquer que ceux qui ont été embarqués dans cette aventure ont chaque fois emprunté un même chemin. Ce que je sais de Shitao, je l'ai puisé dans deux ouvrages : le premier a pour titre : Les propos sur la peinture du moine Citrouille-amère, un traité qu'il a écrit à la fin de sa vie, et qui a été traduit et remarquablement commenté par Pierre Ryckmans. Et le second est signé François Cheng : Shitao, la saveur du monde. Il comporte une éclairante présentation et de nombreuses reproductions, accompagnées de poèmes et de commentaires. Qui était donc Shitao ? Il a vécu de 1642 à 1707. Quand il avait trois ans, en une période de troubles politiques, sa famille a été assassinée, et c'est à un serviteur que l'enfant a dû d'échapper au massacre. Les spécialistes de la toute petite enfance nous apprennent d'ailleurs qu'un bébé ou un tout jeune enfant, lorsqu'il est brutalement séparé de sa mère, subit une fracture psychique qui laissera de graves séquelles. On peut donc penser que ce drame survenu à l'aube de la vie de Shitao a fait de lui un être meurtri, déchiré, souvent en guerre contre lui-même. Sans doute a-t-il eu aussi des problèmes d'identité. On lui connaît une trentaine de pseudonymes : « Racine obtuse, Rongé jusqu'aux os, Moitié d'homme, Moine citrouille-amère, le Vieillard solitaire, le Disciple de la Grande Pureté, etc... » Il est vrai aussi qu'en Chine, les peintres et calligraphes ont souvent pris des pseudonymes pour échapper à la notoriété et rester totalement libres. Toute sa vie, il n'a cessé de se déplacer. Il s'est établi à Nankin où, à la fois poète, calligraphe et peintre, il est devenu un personnage public et fêté. Son génie était reconnu. Mais il est toujours resté un homme indiscipliné, rebelle, peignant avec fougue des œuvres pleines d'audace, et bien que moine, il semble qu'il n'ait pas toujours dédaigné les plaisirs de la vie. Tout comme celle de Cézanne en France, son œuvre a créé une rupture et marqué l’histoire de la peinture chinoise. Après elle, il ne fut plus possible de peindre comme avant. À l’instar de Cézanne, Shitao était toujours à l’affût, et son œil insatiable ne cessait d’observer, scruter, engranger. Ainsi a-t-il pu écrire : « Maintenant, les Monts et les Fleuves me chargent de parler pour eux ; ils sont nés en moi et moi en eux ». Dans cet ordre d’idées, Cézanne a pu dire : « Le paysage se pense en moi, et je suis sa conscience »...

Charles Juliet - Éditions de l'Échoppe