Cinq méditations sur la beauté



Extrait :

Au long du XVIIIe siècle, dans divers pays de l'Europe occidentale, on se mit à repenser le problème de la beauté dans l'art. Dans son article sur le Beau, Diderot, admirateur de Chardin, a une démarche encore fondamentalement classique, avec quelques percées dans le sens d'un regard plus neuf, lorsque, touchant la structure interne d'une œuvre, il soutient, comme nous l'avons vu précédemment, que la beauté qui en émane réside dans les rapports, ou lorsqu'il avance l'idée que, par-delà l'imitation, l'art nous apprend à voir dans la nature ce que nous ne voyons pas dans la réalité... C'est à Baumgarten que revient le mérite d'avoir été le premier à émettre le vœu que soit instituée une discipline ayant trait à l'esthétique, sorte de science de la sensibilité, la beauté étant à ses yeux la forme sensible de la vérité. Immédiatement après lui, les penseurs allemands se feront un devoir de réfléchir sur la question de la beauté. Kant lui-même n'y fait pas exception. À ses grandes « critiques », il ajoutera une « Critique de la faculté de juger », consacrée à la manière dont l'homme appréhende le beau. Dans cet ouvrage admirable de rigueur et de clarté, le point de vue du philosophe est celui d'un spectateur qui se trouve devant un objet de beauté ou une œuvre d'art, et qui tente de l'apprécier. Il n'est pas tout à fait celui d'un créateur engagé dans le processus de la création dont la conscience affronte la beauté comme un défi qui lui est lancé. Cela est logique, car la démarche générale du philosophe est « dualiste ». Il est dans la position d'un sujet qui aborde l'objet de face dans l'intention de le connaître. On sait avec quelle lucidité il a pu mesurer jusqu'où peut tendre la connaissance humaine. Toutefois, on sait aussi que sa réflexion philosophique l'a conduit à poser que « la chose en soi », la chose telle qu'elle est en elle-même, l'homme ne peut la connaître. Pour le philosophe, notre goût est l'élément de base qui nous permet de juger le beau et il va nous donner quatre définitions du beau : 1. Le beau est l'objet d'une satisfaction désintéressée ; 2. Est beau ce qui plaît universellement sans concept, c'est-à-dire qu'on ne peut pas prouver la beauté, mais seulement l'éprouver ; 3. Le beau est la forme de la finalité d'un objet en tant qu'elle y est perçue sans représentation de fin, c'est à dire qu'une œuvre d'art ne vise pas une fin utile ; 4. Est beau ce qui est reconnu sans concept comme l'objet d'une satisfaction nécessaire, c'est-à-dire que chacun de nous doit nécessairement y être sensible. À nos yeux, ces quatre définitions sont probablement insuffisantes pour appréhender tout l'ébranlement de l'être, toute la transformation potentielle qui s'opèrent à l'intérieur d'un sujet lorsque le désir et l'esprit de celui-ci sont aux prises avec la beauté...

François Cheng - Éditions Albin Michel