Le Livre de l'intranquillité



Extrait :


De tout voyage, même du plus petit, je reviens comme d'un sommeil rempli de rêves, dans une torpeur confuse, les sensations collées les unes aux autres, ivre de ce que j'ai vu. Tout l'amoncellement irrégulier et montagneux de la ville me semble aujourd'hui une plaine, une plaine de pluie. Où que je porte mes yeux, tout est couleur de pluie, noir pâle. Et voilà qu'il me semble que le paysage essentiel est brume, et que les maisons, oui les maisons, sont cette brume qui le voile. Le couchant est un phénomène intellectuel. Dans le brouillard léger de ce matin de mi-printemps, la Baixa se réveille tout engourdie et le soleil se lève comme s'il était lent. Les boutiques n'ont pas encore ouvert, à part les leitarias et les cafés, mais ce repos n'est pas de la torpeur, comme le dimanche ; c'est du repos, tout simplement. Un vestige blond s'anticipe dans l'air qui se révèle, et le bleu se colore de pâleur à travers la brume qui s'effiloche. Je flotte, attention de mes sens seuls, sans pensée ni émotion. Je me suis réveillé tôt ; je suis allé dans les rues sans idée préconçue. J'examine comme un qui médite. Je vois comme un qui pense. Et un léger brouillard d'émotion se dresse absurdement au fond de moi ; la brume qui peu à peu s'en va de l'extérieur semble en moi s'infiltrer lentement. Je remarque soudain que le bruit est bien plus grand, que bien plus de monde existe. L’allure de ce surcroît de passants est moins pressée. Font irruption, brisant leur absence et le moindre empressement des autres, la course vive des varinas (marchandes de quatre saisons), le roulis des boulangers, monstrueux du panier, et l'égalité différente des vendeuses de tout le reste se dé-monotonise dans le contenu des paniers, où les couleurs se différencient plus que les choses. Les laitiers font tinter, comme des clefs creuses et absurdes, les fiasques dépareillées de leur office en mouvement. Les policiers stagnent aux croisements, démenti en uniforme qu'oppose la civilisation au mouvement invisible de la montée du jour. Je ralentis mes pas plus rapides que ce que je crois en revenant au porche par où je monterai à nouveau chez moi. Mais je n'entre pas ; j'hésite ; je continue de marcher. La Praça da Figueira, toute bâillant de marchands aux couleurs variées, m'oppresse de sa presse et bouche mon horizon de promeneur. J'avance lentement, mort, et ma vision n'est plus la mienne, n'est plus rien : que celle de l'animal humain qui hérita sans le vouloir de la culture grecque, de l'ordre romain, de la morale chrétienne et de toutes les autres illusions qui forment la civilisation en laquelle je sens. Où peuvent bien être les vivants ?

L'art nous délivre, de façon illusoire, de cette chose sordide qu'est le fait d'exister. En art, il n'y a pas de désillusion, car l'illusion s'est vue admise dès le début. Le plaisir que l'art nous offre ne nous appartient pas, à proprement parler : nous n'avons donc à le payer ni par des souffrances, ni par des remords. Par le mot art, il faut entendre tout ce qui est cause de plaisir sans pour autant nous appartenir : la trace d'un passage, le sourire offert à quelqu'un d'autre, le soleil couchant, le poème, l'univers objectif. Posséder, c'est perdre...


Fernando Pessoa - Éditions Christian Bourgois