Du principe de l'art et de sa destination sociale (2)

Extrait :

Essayons de définir la nouvelle école. Nous avons dit que l'art a son principe et sa raison d'être dans une faculté spéciale de l'homme, la faculté esthétique. Il consiste, avons-nous ajouté, dans une représentation plus ou moins idéalisée de nous-mêmes et des choses, en vue de notre perfectionnement moral et physique. Il suit de là que l'art ne peut subsister en dehors de la vérité et de la justice ; que la science et la morale sont ses chefs de file ; qu'il n'en est même qu'un auxiliaire ; que par conséquent sa première loi est le respect des mœurs et la rationalité. L'ancienne école, au contraire, tant classique que romantique, soutenait, et des philosophes distingués se sont rangés à cette opinion, que l'art est indépendant de toute condition morale et philosophique, qu'il subsiste par lui-même, comme la faculté qui lui donne naissance : c'est cette opinion qu'il s'agit actuellement d'examiner à fond, car c'est elle qui fait toute la difficulté entre les écoles. L'art, donc, pense-t-il ? sait-il ? raisonne-t-il ? conclut-il ?... À cette question catégorique, l'école romantique a répondu non moins catégoriquement : NON, faisant de ce qu'elle nomme fantaisie, génie, inspiration, soudaineté, et qui n'est autre chose qu'une ignorance systématique, la condition essentielle de l'art. Ne rien savoir, s'abstenir de raisonner, se garder de réfléchir, ce qui refroidirait la verve et ferait perdre l'inspiration ; prendre la philosophie en horreur, telle a été la maxime des partisans de l'art pour l'art. Nous ne condamnons pas la science en elle-même, disent-ils ; nous rendons parfaite justice à son utilité, à son honorabilité, et nous ne sommes pas les derniers à en illustrer les représentants. Nous prétendons seulement qu'elle n'est d'aucun secours pour l'art ; qu'elle lui est même fatale. L'art est tout spontané ; il est inconscient de lui-même ; il s'ignore : c'est intuition pure ; il ne sait ce qui le mène, ni ce qu'il fait, ni où il va... Cette exclusion de la science du domaine de l'art s'étend à la morale. L'art existe par lui-même, disent-ils encore ; il est indépendant des notions de justice et de vertu ; c'est la liberté dans son absolutisme... Nous n'avons jamais prétendu que l'art puisse changer la nature et la qualité des choses, faire du crime une vertu, rendre moralement bon ce qui est moralement mauvais. Nous disons que l'art, en tant qu'art, est affranchi de toute considération morale comme de toute étude philosophique ; la question de l'indépendance de l'art conduit à une autre : celle de sa fin ou de sa destination... D'après les classiques et les romantiques, qu'il serait inconséquent de séparer, l'art est à lui-même sa propre fin. Manifestation de la beauté et de l'idéal, quel autre objet pourrait-on lui assigner que celui de plaire, d'amuser ? Il répugne à toute fin utilitaire. L’unique but de l’artiste c'est, en vous faisant part de ses impressions personnelles, quelles qu'elles soient, d'exciter en vous cette délectation intime qui double la jouissance de la réalité, qui tient lieu bien souvent de sa possession. Le reste est hors de sa compétence, hors de sa responsabilité...

Pierre-Joseph Proudhon - Presses du Réel