Refus global



Extrait :

Rejetons de modestes familles canadiennes françaises, colonie précipitée dès 1760 dans les murs lisses de la peur, refuge habituel des vaincus ; là, une première fois abandonnée. L'élite reprend la mer ou se vend au plus fort. Elle ne manquera plus de le faire chaque fois qu'une occasion sera belle. Un petit peuple serré de près aux soutanes restées les seules dépositaires de la foi, du savoir, de la vérité et de la richesse nationale. Tenu à l'écart de l'évolution universelle de la pensée pleine de risques et de dangers, éduqué sans mauvaise volonté, mais sans contrôle, dans le faux jugement des grands faits de l'histoire quand l'ignorance complète est impraticable. Petit peuple qui malgré tout se multiplie dans la générosité de la chair sinon dans celle de l'esprit, au nord de l'immense Amérique au corps sémillant de la jeunesse au coeur d'or, mais à la morale simiesque, envoûtée par le prestige annihilant du souvenir des chefs-d'oeuvre d'Europe, dédaigneuse des authentiques créations de ses classes opprimées. Notre destin sembla durement fixé. Des révolutions, des guerres extérieures brisent cependant l'étanchéité du charme, l'efficacité du blocus spirituel. Des perles incontrôlables suintent hors des murs. Les luttes politiques deviennent âprement partisanes. Le clergé contre tout espoir commet des imprudences. Des révoltes suivent, quelques exécutions capitales succèdent. Passionnément les premières ruptures s'opèrent entre le clergé et quelques fidèles. Lentement la brèche s'élargit, se rétrécit, s'élargit encore. Des oeuvres révolutionnaires, quand par hasard elles tombent sous la main, semblent les fruits amers d'un groupe d'excentriques. Les lectures défendues se répandent. Elles apportent un peu de baume et d'espoir. Des consciences s'éclairent au contact vivifiant des poètes maudits : ces hommes qui, sans être des monstres, osent exprimer haut et net ce que les plus malheureux d'entre nous étouffent tout bas dans la honte de soi et la terreur d'être engloutis vivants. Un peu de lumière se fait à l'exemple de ces hommes qui acceptent les premiers les inquiétudes présentes, si douloureuses, si filles perdues. Les réponses qu'ils apportent ont une autre valeur de trouble, de précision, de fraîcheur que les sempiternelles rengaines proposées au pays du Québec et dans tous les séminaires du globe. Les frontières de nos rêves ne sont plus les mêmes. Des vertiges nous prennent à la tombée des oripeaux d'horizons naguère surchargés. La honte du servage sans espoir fait place à la fierté d'une liberté possible à conquérir de haute lutte. Au diable le goupillon et la tuque ! Le règne de la peur multiforme est terminé. Dans le fol espoir d'en effacer le souvenir je les énumère : peur des préjugés - peur de l'opinion publique - des persécutions - de la réprobation générale - peur de soi - de son frère - de la pauvreté - peur de l'ordre établi - de la ridicule justice - peur des nécessités - peur des écluses grandes ouvertes sur la foi en l'homme - en la société future - peur bleue - peur rouge - peur blanche : maillons de notre chaîne. Du règne de la peur soustrayante, nous passons à celui de l'angoisse...

Paul-Émile Borduas - Les Presses de l'Université de Montréal