La Société du spectacle



Extrait :

La culture est la sphère générale de la connaissance, et des représentations du vécu, dans la société historique divisée en classes ; ce qui revient à dire qu’elle est ce pouvoir de généralisation existant à part, comme division du travail intellectuel et travail intellectuel de la division. La culture s’est détachée de l’unité de la société du mythe, « lorsque le pouvoir d’unification disparaît de la vie de l’homme et que les contraires perdent leur relation et leur interaction vivantes et acquièrent l’autonomie... » En gagnant son indépendance, la culture commence un mouvement impérialiste d’enrichissement, qui est en même temps le déclin de son indépendance... L’histoire qui crée l’autonomie relative de la culture, et les illusions idéologiques sur cette autonomie, s’exprime aussi comme histoire de la culture. Et toute l’histoire conquérante de la culture peut être comprise comme l’histoire de la révélation de son insuffisance, comme une marche vers son autosuppression. La culture est le lieu de la recherche de l’unité perdue. Dans cette recherche de l’unité, la culture comme sphère séparée est obligée de se nier elle-même... La culture est le sens d’un monde trop peu sensé. La fin de l’histoire de la culture se manifeste par deux côtés opposés : le projet de son dépassement dans l’histoire totale, et l’organisation de son maintien en tant qu’objet mort, dans la contemplation spectaculaire. L’un de ces mouvements a lié son sort à la critique sociale, et l’autre à la défense du pouvoir de classe. Chacun des deux côtés de la fin de la culture existe d’une façon unitaire, aussi bien dans tous les aspects des connaissances que dans tous les aspects des représentations sensibles — dans ce qui était l’art au sens le plus général. Dans le premier cas s’opposent l’accumulation de connaissances fragmentaires qui deviennent inutilisables, parce que l’approbation des conditions existantes doit finalement renoncer à ses propres connaissances, et la théorie de la praxis qui détient seule la vérité de toutes en détenant seule le secret de leur usage. Dans le second cas s’opposent l’autodestruction critique de l’ancien langage commun de la société et sa recomposition artificielle dans le spectacle marchand, la représentation illusoire du non-vécu... En perdant la communauté de la société du mythe, la société doit perdre toutes les références d’un langage réellement commun, jusqu’au moment où la scission de la communauté inactive peut être surmontée par l’accession à la réelle communauté historique. L’art, qui fut ce langage commun de l’inaction sociale, dès qu’il se constitue en art indépendant au sens moderne, émergeant de son premier univers religieux, et devenant production individuelle d’œuvres séparées, connaît, comme cas particulier, le mouvement qui domine l’histoire de l’ensemble de la culture séparée. Son affirmation indépendante est le commencement de sa dissolution...

Guy Debord - Éditions Gallimard