Traité de la peinture



Extrait :

La peinture la plus louable est celle qui est conforme à l'objet imité. Je propose cela à la confusion des peintres qui veulent ratiociner sur les choses de la nature ; ils copient un enfant d'un an, sa tête entre cinq fois dans sa hauteur, et eux la font entrer huit fois. La largeur des épaules est celle de la tête, ils font double cette largeur d'épaules. Comme ils donnent à un enfant d'un an la proportion d'un homme de trente ans ; et ils ont commis cette erreur tant de fois qu'ils l'ont convertie en habitude et qu'elle a pénétré et s'est implantée dans leur jugement corrompu, qui leur fait croire à eux-mêmes que la nature se trompe, et aussi que les imitateurs de la nature errent grandement, en ne faisant pas comme eux. Le peintre, par lui-même, sans l'aide d'aucune autre science, ni moyens étrangers, va immédiatement à l'imitation des œuvres mêmes de la nature. Ainsi les amants se tournent vers le simulacre de l'objet aimé et parlent avec la peinture qui le représente ; ainsi les peuples se tournent, avec des vœux fervents, et recherchent le simulacre de leurs dieux, et non à voir les ouvrages des poètes qui ont figuré ces mêmes dieux avec des paroles. Ainsi se trompent les animaux : j'ai vu autrefois une peinture qui trompait un chien par la ressemblance avec son patron, et l'animal faisait grande fête à ce tableau. J'ai vu aussi des chiens aboyer et vouloir mordre des chiens en peinture ; et un singe faire mille folies à un singe peint ; et aussi des hirondelles voler et se poser sur les fers peints qui étaient figurés sur les fenêtres des édifices... Qui dédaigne la peinture, dédaigne la nature même, l'œuvre du peintre reproduit celle de la nature même ; et ce dédaigneux manque de sentiment. Le peintre simule et concourt avec la nature. Si tu méprises la peinture, seule imitation de toutes les œuvres évidentes de la nature, tu dédaignes une subtile invention, qui, avec philosophie et subtile spéculation, considère toutes les qualités de la forme, mer, îles, plantes, animaux, herbes, fleurs, lesquelles sont entourées d'ombre et de lumière. Cette science est la fille légitime de la Nature, parce qu'elle est engendrée par elle ; mais, pour mieux parler, je dirai qu'elle est népote, petite fille de la Nature, parce que toutes les choses évidentes sont filles de la nature, et des choses évidentes est née la peinture. Donc, avec raison l'appellerons-nous petite-fille de la Nature et parente de Dieu. Le peintre qui traduit par pratique et jugement de l'œil, sans raisonnement, est comme le miroir où s'imitent les choses les plus opposées, sans cognition de leur essence...

Léonard de Vinci - Éditions Calmann-Levy