Système des objets



Extrait :

L'image du chien est juste : les animaux d'intérieur sont une espèce intermédiaire entre les êtres et les objets. Chiens, chats, oiseaux, tortue ou canari, leur présence pathétique est l'indice d'un échec de la relation humaine et du recours à un univers domestique narcissique, où la subjectivité alors s'accomplit en toute quiétude... Car l'objet, lui, est l'animal domestique parfait. C'est le seul « être » dont les qualités exaltent ma personne au lieu de la restreindre. Au pluriel, les objets sont les seuls existants dont la coexistence est vraiment possible, puisque leurs différences ne les dressent pas les uns contre les autres, comme c'est le cas pour les êtres vivants, mais convergent docilement vers moi et s'additionnent sans difficulté dans la conscience... L'objet est ce qui se laisse le mieux « personnaliser » et comptabiliser à la fois. Et pour cette comptabilité subjective, il n'y a pas d'exclusive, tout peut être possédé, investi, ou, dans le jeu collecteur, rangé, classé, distribué... L'objet est bien ainsi au sens strict un miroir : les images qu'il renvoie ne peuvent que se succéder sans se contredire. Et c'est un miroir parfait, puisqu'il ne renvoie pas les images réelles, mais les images désirées. Bref, c'est un chien dont il ne resterait que la fidélité. Et je peux le regarder sans qu'il me regarde... Voilà pourquoi s'investit dans les objets tout ce qui n'a pu l'être dans la relation humaine. Voilà pourquoi l'homme y régresse si volontiers pour s'y « recueillir ». Mais ne nous laissons pas tromper par ce recueillement et par toute une littérature attendrie sur les objets inanimés. Ce recueillement est une régression, cette passion est une fuite passionnée... Sans doute les objets jouent un rôle régulateur de la vie quotidienne, en eux s'abolissent bien des névroses, se recueillent bien des tensions et des énergies en deuil, c'est ce qui leur donne une « âme », c'est ce qui les fait « nôtres », mais c'est aussi ce qui en fait le décor d'une mythologie tenace, le décor idéal d'un équilibre névrotique...

Jean Baudrillard - Éditions Gallimard