L'intranquille



Extrait :

Ma dépression a duré dix années. J'étais convaincu que j'étais foutu. Je ne peignais pas... Nous habitions à Bourg-la-Reine dans une petite maison à une rue de chez mes parents, dont j'avais aménagé le grenier en atelier. Élisabeth me pressait de travailler, elle me disait, monte. Je montais. Je m'allongeais par terre devant le chevalet. J'étais mieux là que dans un lit ou dans un fauteuil. Sur le sol, j'avais l'impression que j'allais m'y mettre, me relever, que c'était temporaire. Mais ça durait, je ne gagnais pas d'argent, je ne m'occupais de rien, pas même de mon fils. Tout ce qui était vivant venait d'Élisabeth, c'était une bouffée de bonheur de la voir rentrer du travail, rire avec Guillaume ou inviter des amis à dîner. Elle travaillait dans le magasin de chaussures de ses parents. Nous avions un pacte, qu'elle avait suggéré des années plus tôt, et qu'elle remplissait, contrairement à moi. Elle m'avait dit : « Jusqu'à ce que tu deviennes célèbre, je travaillerai dans le magasin de mes parents, je ferai la caissière s'il le faut. » Elle rêvait pourtant d'autre chose. Elle avait fait l'école Camondo, prestigieuse formation pour se lancer dans le design et la décoration, elle y était devenue l'amie de Philippe Starck et d'autres, mais son premier chantier fut pour nous, notre intérieur, notre vie. Elle voulait être plus forte que mes angoisses... Élisabeth ignorait maintenant tous ceux qui, autour de nous, lui conseillaient de me quitter. Elle tenait. À chacun de mes découragements, elle disait très calmement : « Tu vas reprendre la peinture, tu vas être peintre, j'en suis persuadée. L'envie reviendra quand tu iras mieux, pour l'instant tu te soignes. » Une seule fois, un matin, je la revois très précisément devant la porte de la cuisine de Bourg-la-Reine, elle partait travailler, elle m'a dit sans forcer la voix : « Écoute, j'ai tout donné, je n'en peux plus. Si tu ne changes pas très rapidement, je vais te quitter. » Si elle lâchait, je lâchais aussi. La peur l'a emporté sur la dépression. Je suis resté debout devant mon chevalet. J’ai peint un homme marchant avec une besace et une canne dans un paysage qui semble calciné. C'est le tableau préféré d'Élisabeth. Une amie m'a dit y reconnaître l'image du Juif errant. Mais je n'avançais que très doucement. On ne peut peindre que si l'on va bien. Le délire est un trou noir dont on sort dans un état d'extrême sensibilité bénéfique pour la peinture, mais le lien légendaire entre la folie et l'art s'est trop souvent changé en un raccourci romantique. Le délire ne déclenche pas la peinture, et l'inverse n'est pas plus vrai. La création demande de la force. L'idéal du peintre n'est pas Van Gogh, s'il n'avait pas mis fin à ses jours, il aurait fait des tableaux plus extraordinaires encore. L'idéal, c'est Vélasquez, Picasso, qui ont construit une œuvre et une vie en même temps. Pourquoi un artiste n'aurait-il pas droit, lui aussi, à l'équilibre ?...

Gérard Garouste - Éditions de L'Iconoclaste