La Création



Extrait :

- À lire et regarder votre livre, Jean-Claude Ameisen, on entend Baudelaire. Les ibis rouges de Yann Arthus-Bertrand rappellent, dans un réseau de correspondances, les réseaux tissés à l'intérieur d'une cellule ; l'os de l'oreille interne de la souris renvoie à l'anthropométrie d'Yves Klein ; les cellules du cerveau rappellent l'intérieur de l'os, qui décrit lui-même Le Baiser de Gustav Klimt, les mitochondries dans une cellule du foie évoquent immanquablement l'empreinte laissée par Buzz Aldrin sur le sol lunaire. À tisser à l'infini le réseau des correspondances, on se dit que si l'art imite la nature, celle-ci le lui rend bien. Qu'aviez-vous en tête en montrant comme vous le faites les correspondances stupéfiantes entre l'art, la science et la nature ?
- La première idée était de réconcilier ces deux façons complémentaires d'appréhender la réalité, scientifique et artistique, indûment séparées au cours du XIXe siècle : on en est peu à peu venu à cette idée, à mon sens fausse, qu'au fond plus la raison était froide, plus elle permettait d'appréhender le monde et de le comprendre, tandis que ce qui relevait de l'art était purement émotionnel...
- Vous parlez de compréhension, on pourrait opposer d'ailleurs l'ordre de la compréhension à l'ordre de l'explication. La compréhension serait une sorte d'explication sensible ou intuitive.
- La compréhension conjuguerait au fond ce qui est de l'ordre de l'explication rationnelle et ce qui est de l'ordre de l'appropriation, de l'émotion, de l'empathie pour ce qu'on est en train d'approcher...
- « La plus belle chose dont nous puissions faire l'expérience », disait Einstein, « est le mystère, la source de tout vrai art et de toute vraie science. » Vous avez voulu réhabiliter en somme le caractère mystérieux ou énigmatique des choses.
- Tout à fait. L'étonnement aussi. La science comme l'art progresse par une forme d'étonnement, de retour à l'innocence, par l'abandon d'une forme d'habituation : à la suite de cet abandon, ce qui nous paraît familier devient merveilleux ou étrange : à ce moment-là, on essaie de l'aborder comme si c'était pour la première fois.
- Ce que vous dites me fait penser à un passage de Bergson dans Le Rire, dans lequel il écrit que le talent de l'artiste est aussi de savoir renouer avec une façon virginale de voir, d'entendre et de penser. Et Bergson écrit également dans L'Evolution créatrice que l'art vit de création et implique une croyance latente dans la spontanéité de la nature... Je pense notamment à cette page tout à fait étonnante où vous mettez en vis-à-vis Le Cri d'Edvard Munch... avec l'écorce d'un arbre. C'est tout à fait stupéfiant, car on a vraiment le sentiment qu'on a sculpté le tableau de Munch sur ... non ce n'est pas un arbre, c'est un poteau télégraphique, donc c'était un arbre, c'est un arbre mort sur lequel on retrouve très exactement le visage distordu peint par Munch !...
- Le peintre André Marquant disait : « J'ai senti certains jours que les arbres me regardaient. » Le peintre est à la fois celui qui invente et celui qui anime, qui donne un sens à ce qu'il regarde. Et dans le regard, en particulier dans le regard de l'artiste, il y a toujours ce sentiment de réciprocité : aller à la rencontre du monde, puis essayer de se laisser habiter par ce que le monde nous dit, ou par ce que nous imaginons qu'il nous dit...


Raphaël Enthoven - Éditions Perrin