Le monde comme volonté et comme représentation



Extrait :

L'objet que l'artiste s'efforce de représenter, l'objet dont la connaissance doit précéder et engendrer l'oeuvre, comme le germe précède et engendre la plante, cet objet est une idée, au sens platonicien du mot, et n'est point autre chose ; ce n'est point la chose particulière, car ce n'est point l'objet de notre conception vulgaire ; ce n'est point non plus le concept, car ce n'est point l'objet de l'entendement, ni de la science. Sans doute l'idée et le concept ont quelque chose de commun, en ce qu'ils sont tous deux des unités représentant une pluralité de choses réelles ; malgré tout, il y a entre eux une grande différence. Le concept est abstrait et discursif ; complètement indéterminé, quant à son contenu, rien n'est précis en lui que ses limites ; l'entendement suffit pour le comprendre et pour le concevoir ; les mots, sans autre intermédiaire, suffisent à l'exprimer ; sa propre définition, enfin, l'épuise tout entier. L'idée, au contraire, est absolument concrète ; elle a beau représenter une infinité de choses particulières, elle n'en est pas moins déterminée sur toutes ses faces ; l'individu, en tant qu'individu, ne la peut jamais connaître ; il faut, pour la concevoir, dépouiller toute volonté, toute individualité, et s'élever à l'état de sujet connaissant pur ; autant vaut dire qu'elle est cachée à tous, si ce n'est au génie et à celui qui, grâce à une exaltation de la faculté de connaissance pure, se trouve dans un état voisin du génie ; l'idée n'est point essentiellement communicable, elle ne l'est que relativement ; car, une fois conçue et exprimée dans l'oeuvre d'art, elle ne se révèle à chacun que proportionnellement à la valeur de son esprit ; voilà justement pourquoi les oeuvres les plus excellentes de tous les arts, les monuments les plus glorieux du génie sont destinés à demeurer éternellement lettres closes pour la stupide majorité des mortels.

Arthur Schopenhauer - Presses Universitaires de France

Généalogie de l'unique

Extrait :

Ne quittons pas des yeux l’oeuvre d’art. Elle est l’art et l’artiste, et de plus elle est oeuvre, c’est à dire un tout concret, défini, dont nous mesurons les limites et que nous saisissons fortement. Entre tous les faits de l’histoire et tous les événements de la vie humaine, elle a ce caractère immédiat, solide, compact. Elle n’est pas sentiment ou mémoire, elle est possession de l’espace. La main l’a faite, la main peut la parcourir. Les autres vestiges du passé ont une valeur de référence et de témoignage, l’oeuvre d’art témoigne pour elle-même. Faisons un effort pour la comprendre. L’oeuvre d’art a subi des influences, elle en a exercé. Elle a un passé, dont la perspective est cachée : elle a un avenir, dont la fortune est diverse et singulière. Elle est plus ou moins analogue à d’autres oeuvres, elle fait partie d’une famille, elle entre dans un classement. Pour la définir complètement, il faut la comparer. Détachée de l’homme, qui meurt avant elle, elle est peut-être le lien le plus fort entre les hommes. Elle est particulière et locale, mais elle a un sens universel. Et toujours réside en elle quelque chose d’irréductible, d’incomparable. Elle est différente de ce qui l’avoisine le plus. Quelle que soit la richesse des apports étrangers que l’on retrouve en elle, cette différence suffit en un certain sens à la rendre unique, et c’est peut-être le principe fondamental de l’oeuvre d’art. Le caractère unique ne se présente pas toujours comme un plus, comme une nouveauté de surcroît. Le fait est même rare. C’est le plus souvent une variation, parfois à peine sensible, très dissimulée, presque occulte, un léger changement dans les mesures, une subtile altération des rapports.
Il y a là quelque chose d’analogue à l’inflexion de la voix.
Et pourtant chaque oeuvre d’art est à elle-même son commencement et sa fin, elle est distincte de celle qui la précède, comme de celle qui la suit.


Henri Focillon - Presses Universitaires de France

Système des Beaux-Arts


© Institut Alain

Extrait :

Il reste à dire en quoi l'artiste diffère de l'artisan. Toutes les fois que l'idée précède et règle l'exécution, c'est industrie. Et encore est-il vrai que l'oeuvre souvent, même dans l'industrie, redresse l'idée en ce sens que l'artisan trouve mieux qu'il n'avait pensé dès qu'il essaie ; en cela il est artiste, mais par éclairs. Toujours est-il que la représentation d'une idée dans une chose, je dis même d'une idée bien définie comme le dessin d'une maison, est une oeuvre mécanique seulement, en ce sens qu'une machine bien réglée d'abord ferait l'oeuvre à mille exemplaires. Pensons maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair qu'il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu'il emploiera dans l'oeuvre qu'il commence ; l'idée lui vient à mesure qu'il fait ; il serait même rigoureux de dire que l'idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu'il est spectateur aussi de son oeuvre en train de naître. Et c'est là le propre de l'artiste. Il faut que le génie ait la grâce de la nature et s'étonne lui-même. Un beau vers n'est pas d'abord en projet, et ensuite fait ; mais il se montre beau au poète ; et la belle statue se montre belle au sculpteur à mesure qu'il la fait ; et le portrait naît sous le pinceau. Ainsi la règle du Beau n'apparaît que dans l'oeuvre et y reste prise, en sorte qu'elle ne peut servir jamais, d'aucune manière, à faire une autre oeuvre.

Alain - Éditions Gallimard

Essais et Conférences



Extrait :

Qu'est-ce que la technique moderne ? Elle aussi est un dévoilement. C'est seulement lorsque nous arrêtons notre regard sur ce trait fondamental que ce qu'il y a de nouveau dans la technique moderne se montre à nous. La centrale électrique est mise en place sur le Rhin. Elle le somme de livrer sa pression hydraulique, qui somme à son tour les turbines de tourner. Ce mouvement fait tourner la machine dont le mécanisme produit le courant électrique, pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis aux fins de transmission. Dans le domaine de ces conséquences s'enchaînant l'une l'autre à partir de la mise en place de l'énergie électrique, le fleuve du Rhin apparaît, lui aussi, comme quelque chose de commis. La centrale n'est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des siècles unit une rive à l'autre. C'est bien plutôt le fleuve qui est muré dans la centrale. Ce qu'il est aujourd'hui comme fleuve, à savoir fournisseur de pression hydraulique, il l'est par l'essence de la centrale. Afin de voir et de mesurer, ne fût-ce que de loin, l'élément monstrueux qui domine ici, arrêtons-nous un instant sur l'opposition qui apparaît entre les deux intitulés : «Le Rhin», muré dans l'usine d'énergie, et «Le Rhin», titre de cette oeuvre d'art qu'est un hymne de Hölderlin. Mais le Rhin, répondra-t-on, demeure de toute façon le fleuve du paysage. Soit, mais comment le demeure-t-il ? Pas autrement que comme un objet pour lequel on passe une commande, l'objet d'une visite organisée par une agence de voyages, laquelle a constitué là-bas une industrie des vacances. Avant tout il faut apercevoir ce qui dans la technique est essentiel, au lieu de nous laisser fasciner par les choses techniques. Aussi longtemps que nous nous représentons la technique comme un instrument, nous restons pris dans la volonté de la maîtriser. Nous passons à côté de l'essence de la technique. L'être de la technique menace le dévoilement, il menace de la possibilité que tout dévoilement se limite au commettre. Les réalisations humaines ne peuvent jamais, à elles seules, écarter le danger. L'essence de la technique n'est rien de technique: c'est pourquoi la réflexion essentielle sur la technique et l'explication décisive avec elle doivent avoir lieu dans un domaine qui, d'une part, soit apparenté à l'essence de la technique et qui, d'autre part, n'en soit pas moins foncièrement différent d'elle. L'art est un tel domaine...

Martin Heidegger - Éditions Gallimard