Généalogie de l'unique

Extrait :

Ne quittons pas des yeux l’oeuvre d’art. Elle est l’art et l’artiste, et de plus elle est oeuvre, c’est à dire un tout concret, défini, dont nous mesurons les limites et que nous saisissons fortement. Entre tous les faits de l’histoire et tous les événements de la vie humaine, elle a ce caractère immédiat, solide, compact. Elle n’est pas sentiment ou mémoire, elle est possession de l’espace. La main l’a faite, la main peut la parcourir. Les autres vestiges du passé ont une valeur de référence et de témoignage, l’oeuvre d’art témoigne pour elle-même. Faisons un effort pour la comprendre. L’oeuvre d’art a subi des influences, elle en a exercé. Elle a un passé, dont la perspective est cachée : elle a un avenir, dont la fortune est diverse et singulière. Elle est plus ou moins analogue à d’autres oeuvres, elle fait partie d’une famille, elle entre dans un classement. Pour la définir complètement, il faut la comparer. Détachée de l’homme, qui meurt avant elle, elle est peut-être le lien le plus fort entre les hommes. Elle est particulière et locale, mais elle a un sens universel. Et toujours réside en elle quelque chose d’irréductible, d’incomparable. Elle est différente de ce qui l’avoisine le plus. Quelle que soit la richesse des apports étrangers que l’on retrouve en elle, cette différence suffit en un certain sens à la rendre unique, et c’est peut-être le principe fondamental de l’oeuvre d’art. Le caractère unique ne se présente pas toujours comme un plus, comme une nouveauté de surcroît. Le fait est même rare. C’est le plus souvent une variation, parfois à peine sensible, très dissimulée, presque occulte, un léger changement dans les mesures, une subtile altération des rapports.
Il y a là quelque chose d’analogue à l’inflexion de la voix.
Et pourtant chaque oeuvre d’art est à elle-même son commencement et sa fin, elle est distincte de celle qui la précède, comme de celle qui la suit.


Henri Focillon - Presses Universitaires de France