Le Triple jeu de l'art contemporain
Extrait :
C’est pour les artistes que l’intégration des oeuvres est problématique, dans la mesure où leur travail vise justement à sortir de là où, pour réussir, il faut être admis – à savoir le monde de l’art, dont les frontières sont matérialisées par les murs du musée. C’est l’insoluble paradoxe de la récupération par l’institution : elle est nécessaire à l’artiste pour exister, puisqu’elle assure sa reconnaissance, voire sa subsistance ; mais elle jette forcément un doute sur la sincérité de sa démarche transgressive. Même si les oeuvres déterritorialisées, dématérialisées, déstabilisées, ne trouvent à s’exposer que par leurs traces enregistrées (dont la vidéo est devenue un instrument privilégié), il demeure un soupçon de compromission avec cela même – le musée, l’institution, voire le pouvoir – à quoi l’on voulait échapper. Car les artistes eux-mêmes ont organisé peu à peu l’intégration au système muséal d’oeuvres conçues comme des défis à ce système. Et en même temps, ils ont tout fait pour ruser avec les murs de l’institution... Portées par un mouvement général de contestation des figures du pouvoir, les années 60 et 70 ont été le moment privilégié des manifestations de mauvaise humeur contre les institutions. Aujourd’hui, bien des artistes continuent à sortir de là où on veut les faire entrer, ou à se tenir à l’extérieur de là où ils ont été introduits et dont ils ne peuvent entièrement s’exclure, sous peine de ne pas même exister : l’art in situ est l’expression la plus typique de cette volonté de se tenir à la marge – quitte, pour les plus radicaux ou les plus sollicités, à refuser d’exposer ou de vendre. En 1994, avec Dispersion, Christian Boltanski cherche à faire sortir du musée non plus le public mais les oeuvres mêmes, en proposant aux visiteurs d’emporter avec eux, jusqu’à dispersion du stock, les vêtements usagés qu’il a entassés : « Je travaille sur la possibilité d’agir hors des lieux muséaux, selon le grand rêve du Bauhaus. Dans un musée, tout finit posé sur un socle, et tout y existe de la même façon », déclarera-t-il. Comment rester dehors sans se trouver exclu ? Comment échapper à l’institution tout en utilisant son pouvoir de consécration ?
Ce paradoxe pose la question de l’authenticité de la démarche des artistes : jusqu’où la volonté de mettre à l’épreuve les frontières du musée est-elle sincère ?
Nathalie Heinich - Éditions de Minuit