Extrait :
Chaque homme, chaque femme, vivant, est né il y a plusieurs millions d'années, particule infime et, cependant, exemplaire unique d'une synthèse de la totalité de l'évolution... Un survol du parcours de l'humanité, de la guerre pour le feu à une mondialisation dont les ferments accélèrent la décomposition d'une civilisation agonisante, conduit à la même conclusion que l'observation de la faune et de la flore: la barbarie occupe le temps et l'espace, la nature est terrible... Mais comment vivre avec la terreur de tuer ?... Pour échapper à la terreur, il fallait qu'elle fût tellement intense dans le tumulte et le chaos de l'instinct qu'elle propulsât le désir inextinguible d'un jaillissement hors de soi... Il fallait la création d'une figure de lui-même qui, procédant de sa propre volonté, permette à l'homme de se rapprocher de la divinité, de ne plus dépendre exclusivement d'elle et d'acquérir à son tour une éternité qui témoignât du caractère définitif de sa conquête... Cette libération par l'image, que l'humanité réinvente en permanence pour se sauver de l'angoisse mortelle qui l'étreint devant la sauvagerie de ses instincts et la terreur que lui inspire la nature qui l'entoure, oblige l'homme à faire surgir de la nuit de ses origines les plus lointaines, sans le moindre repos, les conflits, les deuils, les névroses et les illuminations qui nourriront et revitaliseront son génie créateur. Mais elle lui est également nécessaire pour préserver d'un appauvrissement irrécupérable l'énergie que traduisent ses pulsions, en sublimant les antagonismes et la brutalité de celles-ci en une transcendance à plusieurs étages : la divinité pour échapper à l'autodestruction, la capacité de fabriquer et de raisonner comme mouvement et preuve d'une autonomie, l'art, enfin, pour s'approprier de façon décisive le bénéfice de l'incantation en développant une profusion de formes qui résorbent en musique et en harmonie les contradictions anarchiques et insolubles de l'être. En d'autres termes, la métaphysique, le politique et l'esthétique procèdent du même système de transposition, du génie que l'homme est dans la constante obligation vitale de faire jaillir de ses entrailles, le génie de l'illusion. La conclusion s'impose d'elle-même : l'homme est un producteur obligé d'apparence, l'homme est "artiste" par nécessité biologique. L'art lui est aussi indispensable que la nourriture qui le régénère, l'eau qui le reconstitue, le feu qui le réchauffe, l'oxygène qui tonifie ses muscles. Chaque homme, chaque femme, vivant, sait au plus profond de ses mystères, par osmose, par capillarité, qu'il en prenne culturellement possession ou que la conscience lui en échappe, qu'il ne peut respirer, marcher et aimer sans une représentation de sa vie qu'il puisse lui-même construire ou à laquelle il puisse se référer...
Chaque homme, chaque femme, vivant, a le diamant dans la main.
Le génie de l'illusion / Le diamant dans la main