Lettres à Théo



Extrait :

Hier soir, je peignais un terrain boisé, un peu en talus, jonché de feuilles de hêtres rongées et desséchées. Le terrain était d'un rouge brun plus clair par-ci et plus foncé par-là, et ces nuances étaient accentuées par les ombres portées des arbres qui y jetaient des raies tantôt floues, tantôt nettes, tantôt à moitié effacées. La difficulté -elle était très grande - consistait à saisir l'intensité du coloris, la substance et la consistance énormes du terrain, et ce n'est qu'en peignant que je me suis rendu compte du jeu de la lumière dans cette ombre. Il s'agissait donc de retenir cette lumière, et de retenir également l'éclat, l'intensité de ce riche coloris. Mais j'ai dû m'échiner pour peindre cela. Le sol - bien qu'il soit très foncé - a réclamé un grand tube et demi de blanc et, de plus, du rouge, du jaune, de l'ocre brun, du noir, de la terre de Sienne, du bistre, de quoi résulte un rouge brun qui va du bistre à l'amarante profond, même au blafard, au blond et au roussâtre. De plus, il y a des mousses et un mince ruban d'herbe fraîche, inondé de lumière, étincelant : c'était très difficile à rendre. Je me suis dit tandis que je peignais : je ne bougerai pas d'ici avant d'avoir réussi à y glisser un reflet de l'automne, quelque chose de mystérieux, un peu de sincérité. En un sens, je me félicite de ne pas avoir appris à peindre. J'aurais peut-être appris à passer devant un tel effet. Maintenant, je dis : non. Voilà exactement ce qu'il me faut ; si ça ne va pas, eh bien, ça ne va pas, mais je veux essayer de le peindre, bien que j'ignore comment je dois m'y prendre. Tu vois que je consacre toutes mes forces à la peinture et que je creuse le problème des couleurs - je m'en étais abstenu jusqu'à présent, et je ne le regrette pas. En ce moment, j'ai l'impression de me trouver en haute mer - je dois consacrer à la peinture toutes les forces que nous pouvons mettre en oeuvre. Si j'en viens à peindre sur des panneaux ou sur toile, les frais s'accroîtront ; tout coûte cher, les couleurs aussi coûtent cher et ma provision est vite épuisée. Mais je sais avec certitude que j'ai le sens des couleurs et que celui-ci se développera de plus en plus, de même que j'ai la peinture dans la peau. Je suis très très heureux de ton aide loyale et substantielle. Je pense souvent à toi, et je forme des voeux pour que mon oeuvre devienne bonne, intéressante et virile, afin qu'elle te vaille le plus tôt possible un peu de satisfaction.

Vincent van Gogh - Éditions Gallimard