Le suicidé de la société



Extrait :

Cardés par le clou de Van Gogh, les paysages montrent leur chair hostile, la hargne de leurs replis éventrés, que l'on sait quelle force étrange est, d'autre part, en train de métamorphoser. Il y a, parmi ses toiles, assez de défilés giratoires constellés de touffes de plantes de carmin, de chemins creux surmontés d'un if, de soleils violacés tournant sur des meules de blé d'or pur, de pères tranquilles et de portraits de Van Gogh par Van Gogh, pour rappeler de quelle sordide simplicité d'objets, de personnes, de matériaux, d'éléments, Van Gogh a tiré ces espèces de chants d'orgue, ces feux d'artifice, ces épiphanies atmosphériques, ce grand oeuvre enfin d'une sempiternelle et intempestive transmutation. Il aura bien été le plus vraiment peintre de tous les peintres, le seul qui n'ait pas voulu dépasser la peinture comme moyen strict de son oeuvre, et cadre strict de ses moyens. Et le seul qui, d'autre part, absolument le seul, ait absolument dépassé la peinture, l'acte inerte de représenter la nature pour, dans cette représentation exclusive de la nature, faire jaillir une force tournante, un élément arraché en plein coeur. Je vois, à l'heure où j'écris ces lignes, le visage rouge sanglant du peintre venir à moi, dans une muraille de tournesols éventrés, dans un formidable embrasement d'escarbilles d'hyacinthe opaque et d'herbages de lapis-lazuli. Tout cela, au milieu d'un bombardement comme météorique d'atomes qui se feraient voir grain à grain, preuve que Van Gogh a pensé ses toiles comme un peintre, certes, et uniquement comme un peintre, mais qui serait, par le fait même, un formidable musicien. Et je ne connais pas de peinture apocalyptique, hiéroglyphique, fantomatique ou pathétique qui me donne, à moi, cette sensation d'occulte étranglée, de cadavre d'un hermétisme inutile, tête ouverte, et qui rendrait sur le billot son secret. Un jour la peinture de Van Gogh, armée de fièvre et de bonne santé, reviendra pour jeter en l'air la poussière d'un monde en cage que son coeur ne pouvait plus supporter.

Antonin Artaud - Éditions Gallimard