À la recherche du temps perdu

Extraits :

Chacun s’était approché de Mme de Villeparisis pour la voir peindre. « Ces fleurs sont d’un rose vraiment céleste, dit Legrandin, je veux dire couleur de ciel rose. Car il y a un rose ciel comme il y a un bleu ciel. Mais, murmura-t-il pour tâcher de n’être entendu que de la marquise, je crois que je penche encore pour le soyeux, pour l’incarnat vivant de la copie que vous en faites. Ah ! vous laissez bien loin derrière vous Pisanello et Van Huysum, leur herbier minutieux et mort ! » Un artiste, si modeste qu’il soit, accepte toujours d’être préféré à ses rivaux et tâche seulement de leur rendre justice...

Et il lui demanda si elle avait vu les fleurs de Fantin-Latour qui venaient d’être exposées. « Elles sont de premier ordre et, comme on dit aujourd’hui, d’un beau peintre, d’un des maîtres de la palette, déclara M. de Norpois ; je trouve cependant qu’elles ne peuvent soutenir la comparaison avec celles de Mme de Villeparisis où je reconnais mieux le coloris de la fleur... »

« Un chef-d’oeuvre ? s’écria M. de Norpois avec un air d’étonnement et de blâme. Ça n’a même pas la prétention d’être un tableau, mais une simple esquisse. Si vous appelez chef d’oeuvre cette vive pochade, que direz-vous de la Vierge d’Hébert ? »...

Et comme je parle à Mme Verdurin des paysages et des fleurs de là-bas délicatement pastellisés par Elstir : « Mais c’est moi qui lui ait fait connaître tout cela, jette-t-elle avec un redressement colère de la tête... Il ne savait pas distinguer un althaea d’une passe-rose. C’est moi qui lui ai appris à reconnaître, vous n’allez pas me croire, à reconnaître un jasmin. » Et il faut avouer qu’il y a quelque chose de curieux à penser que le peintre des fleurs que les amateurs d’art nous citent aujourd’hui comme le premier, comme supérieur même à Fantin-Latour, n’aurait peut-être jamais, sans la femme qui est là, su peindre un jasmin...

Marcel Proust - Le Livre de Poche

☛ Le Musée imaginaire de Marcel Proust