Vocabulaire esthétique



Extrait :

D’une graine s’élèvent une plante et ses fleurs ; on n’a pas coutume de reconnaître en ce miracle la présence de plus d’art qu’on en observe à l’autre extrémité des modes de création : dans l’objet fabriqué par quelque machine. On les récuse tous deux et l’on se défend de leur appliquer le nom d’oeuvres d’art, qu’on réserve jalousement à d’autres exemples de beauté. D’où vient qu’ils n’en soient pas jugés dignes ? Le travail d’une machine est communément irréprochable. Et personne ne concevrait d’apporter la moindre retouche aux pétales de l’orchidée, aux formes de la femme. Leur perfection sur un point ne semble pas persuasive : nul n’y voit l’effet de l’art. Cette évidence nous conduit à une vérité inattendue : ce ne sont pas seules la beauté ou la perfection qui constituent l’oeuvre d’art. Car l’art n’est pas tout dans la fin atteinte ou poursuivie, il est premièrement dans les chemins qu’il emprunte pour parvenir à son but éclatant. Quel caractère disqualifie en même temps ici, tant de souplesse et là, tant de rigueur ? Je crois facile la réponse : l’une comme l’autre, la vie et la machine manquent de liberté et d’invention. Aussi faut-il placer là l’essence de l’art. Il court une aventure où, jusqu’au dernier instant, demeure une incertitude périlleuse et salutaire. De la machine, l’objet sort impeccable, mais toujours identique ; de la semence, au temps voulu, la même tige, la même fleur, avec la même splendeur, qui ne saurait manquer ou décevoir. Voici justement ce qui déçoit et qui manque dans l’ordre mécanique comme dans l’ordre naturel : l’homme en est absent, et avec lui cette inquiétude qui le fait hésiter et craindre pour son oeuvre...

Roger Caillois - Éditions Gallimard