Le monde comme volonté et comme représentation : Suppléments

Extrait :

Ce n'est pas seulement la philosophie, ce sont aussi les beaux-arts qui travaillent à résoudre le problème de l'existence. À cette question :
« Qu'est-ce que la vie ? », toute oeuvre d'art véritable et réussie répond à sa manière et toujours bien. Mais les arts ne parlent jamais que la langue naïve et enfantine de l'intuition, et non le langage abstrait et sérieux de la réflexion : la réponse qu'ils donnent est toujours ainsi une image passagère, et non une idée générale et durable. C'est donc pour l'intuition que toute oeuvre d'art, tableau ou statue, poème ou scène dramatique, répond à la question. La musique fournit sa propre réponse, plus profonde, car elle exprime l'essence intime de toute vie et de toute existence. Les autres arts présentent tous ainsi, à qui les interroge, une image visible, et disent : « Regarde, voilà la vie ! » Leur réponse, si juste qu'elle puisse être, ne pourra cependant procurer toujours qu'une satisfaction provisoire, et non complète et définitive. Car ils ne nous donnent jamais qu'un fragment, un exemple au lieu de la règle ; ce n'est jamais une réponse entière, qui n'est fournie que par l'universalité du concept. Répondre en ce sens, c'est à dire pour la réflexion et in abstracto, apporter une solution durable et à jamais satisfaisante à la question posée, tel est le devoir de la philosophie. En attendant, nous voyons ici sur quoi repose la parenté de la philosophie et des beaux-arts, jusqu'à quel point les deux aptitudes se rejoignent à leur racine.
Toute oeuvre d'art tend donc, à vrai dire, à nous montrer la vie et les choses telles qu'elles sont dans leur réalité, mais telles aussi que chacun ne peut les saisir immédiatement à travers le voile des accidents objectifs et subjectifs. C'est ce voile que l'art déchire.


Arthur Schopenhauer - Presses Universitaires de France