Le Crépuscule des Idoles



Extrait :

L'art pour l'art... La lutte contre la fin en l'art est toujours une lutte contre les tendances moralisatrices dans l'art, contre la subordination de l'art sous la morale. L'art pour l'art veut dire : Que le diable emporte la morale ! Mais cette inimitié même dénonce encore la puissance prépondérante du préjugé. Lorsque l'on a exclu de l'art le but de moraliser et d'améliorer les hommes, il ne s'ensuit pas encore que l'art doive être absolument sans fin, sans but et dépourvu de sens, en un mot, l'art pour l'art, un serpent qui se mord la queue. Être plutôt sans but, que d'avoir un but moral, ainsi parle la passion pure. Un psychologue demande au contraire : Que fait toute espèce d'art ? Ne loue-t-elle point ? Ne glorifie-t-elle point ? N'isole-t-elle point ? Avec tout cela l'art fortifie ou affaiblit certaines évaluations... N'est-ce là qu'un accessoire, un hasard ? Quelque chose à quoi l'instinct de l'artiste ne participerait pas du tout ? Ou bien la faculté de pouvoir de l'artiste n'est-elle pas la condition première de l'art ? L'instinct le plus profond de l'artiste va-t-il à l'art, ou bien n'est-ce pas plutôt au sens de l'art, à la vie, à un désir de vie ? L'art est le grand stimulant à la vie : comment pourrait-on l'appeler sans fin, sans but, comment pourrait-on l'appeler l'art pour l'art ?

Friedrich Nietzsche - Le Crépuscule des Idoles - Classiques-Hatier