Avec Zadkine

Extrait :

Face au numéro 35 de la rue Rousselet, nous entrâmes dans la cour d'une vieille masure. Une voûte sombre nous conduisit à une cage de verre ; c'était l'Atelier. Une verrière constituait tout le toit. Malgré l'inconfort du lieu et sa tristesse, sans hésiter, je devins l'oiseau captif de la cage pour cinquante francs par mois. Deux chaises et une table prêtées, quelques caisses achetées à l'épicier firent mon ameublement. Je ne tardai pas à rencontrer, sous la voûte, le Russe du second étage. Il me regarda d'un air mi-narquois, mi-avenant. Son allure était assez curieuse : une frange de cheveux châtains descendait jusqu'à ses sourcils. Il avait une chemise russe au petit col montant, boutonnée sur le côté, et un chapeau de taupé noir, doublé de moire, dont l'aspect contrastait avec le vieil imperméable de l'artiste. Un jour, étant très peureuse, je décidai de confier mes inquiétudes à mon voisin. « Montez Mademoiselle. Je suis nu ; vous n'avez qu'à attendre dans l'atelier en compagnie de Diodia et de Kalouche. » Diodia était le Prophète qui se trouve maintenant au musée de Grenoble. Il me paraissait fort étrange : tronc d'arbre très peu travaillé, les mains seules semblaient finement sculptées. Il avait un air imposant et quelque peu mystérieux. Quant à Kalouche, ce grand chien aux yeux dorés et à la toison fauve, il devait jouer un rôle important par la suite dans notre vie. « Je m'appelle Ossip Zadkine, et vous ? » [...] Par une sorte d'entente mutuelle, nous sommes restés très indépendants l'un vis-à-vis de l'autre sur le plan artistique. Nous ne nous donnions guère de conseils, nous ne nous influencions pas. Je dirai même que nous avons suivi des chemins différents, peut-être même opposés, lors de notre évolution à tous deux. Zadkine jeune, quand je l'ai connu, était assez influencé par le cubisme. Par la suite, il s’en est un peu éloigné tout en gardant, dans certaines sculptures, la préoccupation de certains larges volumes. Moi, par contre, j'évoluais lentement, sans volonté particulière vers, si je puis dire, les « influences » du cubisme, vers les fruits de ce germe indestructible que le cubisme déposa dans l'art pour le faire si remarquablement se dilater et se différencier à partir de 1910. Ces influences cubistes peuvent être remarquées dans mes tableaux par ce qui résulte du désir que j'avais alors de très bien composer et construire. Je ne parlais pas de mes soucis artistiques à Zadkine. Après notre mariage, je n'ai plus accepté de directives de lui, si excellent professeur fût-il devenu. Je n'ai d'ailleurs jamais voulu de conseils de personne. Non par orgueil ou sotte suffisance, mais par pudeur et par plaisir à me trouver moi-même. Je me suis donc toujours défendue contre les « leçons d'art » mais quand, une ou deux fois l'an, je disais à Zadkine : « Veux-tu voir mes dernières toiles ? », j'étais contente quand il répondait oui avec empressement. Naissait alors pour moi un instant d'inquiétude. J'attendais que Zadkine dise, sobrement, en une ou deux phrases, ce qu'il pensait de mes tableaux. Je dois dire qu'il avait gagné vite une grande confiance en la qualité de ma peinture... Lui aussi me disait, quand il était au moment de terminer une sculpture : « Viens à mon atelier. Tu me diras ce que tu penses. » Il attachait, je crois, de l'importance aux réactions que son œuvre produisait sur moi...

Valentine Prax - La Bibliothèque des Arts