Extrait :
C'est Rouault qui constitue le type par excellence du tempérament fauve. Sa gamme d'effets n'est guère plus variée que celle de Marquet ; c'est uniquement sur l'émotivité que joue son art. Il convient de souligner, à ce propos, le rôle joué par Gustave Moreau dans le développement du fauvisme, qui est la forme française de l'expressionnisme. Rouault, comme Matisse, a été formé dans l'atelier de l'homme curieux qui, suivant le mot féroce de Degas, « mettait des chaînes de montre aux dieux ». L'œuvre de Gustave Moreau est remplie de bonnes intentions, mais elle est devenue aujourd'hui à peu près illisible, par un singulier paradoxe qui fait au contraire des impressionnistes les peintres favoris de la foule. On est surpris de penser que c'est dans son atelier que se sont formés des Rouault et des Matisse. Toutefois, en ce qui concerne Rouault, l'écart n'est peut être pas aussi grand qu'il ne paraît au premier abord. Qu'il manifeste son dégoût pour les parodies humaines de la justice ou qu'il exprime une foi mystique et brûlante, la gamme de couleurs de Rouault est pauvre, sa peinture intentionnelle. Le meilleur Rouault se trouve sans doute dans un certain nombre de toiles de sa jeunesse inspirées par la disgrâce humaine des bateleurs, symboles du tragique de la destinée, ainsi que dans quelques toiles de la série chrétienne. Il n'est pas si artificiel qu'il ne semble au premier abord de rapprocher Chagall de Rouault. Venu de Russie, Chagall, lui aussi, a exprimé, à travers d'admirables jeux de coloration, la mystique d'une âme rêveuse. Moins dramatique, moins tournée uniquement vers le sang et la mort que celle de Rouault, la sensibilité de Chagall a fait entrer dans la peinture contemporaine un immense folklore d'attitudes affectives. Par Chagall autant que par les Ballets russes - et d'une manière plus durable - la légende des ghettos d'avant-guerre est parvenue à s'exprimer d'une manière artistique, juste avant la disparition irrévocable des hommes et des milieux où elle s'était conservée pendant des générations. Chagall, en outre, comme Rouault, a cultivé les prestiges raffinés d'une coloration à la fois précieuse et rare qui donne à ses bonnes œuvres une qualité intrinsèque de premier ordre. Avec Chagall, nous constatons au surplus un des points de convergence tout à fait évidents du fauvisme parisien des années 1905-1930 avec le grand courant expressionniste européen. Après cinquante années, Chagall demeure avec son rêve d’enfant vivant dans son esprit, mais la nuance de son art est impensable hors de ce Paris auquel il a dédié une série de toiles. À travers Hodler ou Munch, Kandinsky ou Permeke, l'expressionnisme a renoué avec le romantisme allemand et avec la gravure d'illustration populaire. C'est seulement à Paris qu'un Chagall a pu intégrer une veine neuve, inspirée par le rêve immuable d'un peuple persécuté, dans la ligne de la grande invention plastique des temps modernes...
Pierre Francastel - Éditions Denoël