Extrait :
On n’échappe pas à la tentation de croire qu'un tableau possède une dimension narrative. Il fut un temps, pas si lointain et qui n'est donc pas révolu, où on a refusé a priori une telle dimension pour ne s'occuper que des structures et de la forme. C'est l'allure rationalisée de l'esthétisme (l'illusion du progrès : on refuse le beau, mais on a le souci exacerbé de la forme). On doit être sensible, toutefois, aux propos de Barthes avouant que ce qui l'intéresse dans la peinture figurative, c'est le récit. Chez Hélène Schjerfbeck, dont on reconnaîtra que son art relève de la « peinture figurative », il y a à peine du récit, mais rien n'est à strictement parler raconté. Toutefois, quelque chose est manifestement dit. Le tableau montre quelque chose qui dit. Par un curieux tour, il faut comprendre que la parole de celui (celle en l'occurrence) qui dit dans le tableau le dit précisément dans le tableau et comme tableau. Ce qu'il dit ou elle dit, nul ne peut le raconter et cela ne se raconte pas. La parole en question est donc celle du tableau, rigoureusement en hétérogénéité de toute parole en usage. Pour avoir une idée de ce dont il s'agit, on peut songer à la parole analytique en sa vérité, celle qui est écoutée en deçà de toute parole intentionnellement constituée. Dans l'analyse, comme dans l'analysant, il faut trouver le tableau par le travail. L’art, tout l’art, tous les arts, est le commentaire du savoir (de tous les savoirs), jusqu'à la dissolution des savoirs, un peu comme les commentaires de la loi interrogent la loi jusqu'à la détruire, à défaut d'avoir pu la pénétrer. On se demande toujours, en effet, si l'art est une connaissance. Évidemment oui, mais pas par là où on le croit. On devrait dire que l'art dérange le savoir - et c'est bien ce que l'on peut lire de Nietzsche à Merleau-Ponty, en passant par Heidegger, Benjamin et Adorno. C'est que l'art ne conteste pas le savoir (comment le pourrait-il ?), seulement il ne s'assujettit pas à son plan d'opérativité et d'accès au réel. Si l'on accorde qu'il est effectivement un accès au réel (et non pas, paresseusement, qu'il posséderait son réel à lui), alors il faut concéder qu'il reprend ce que les savoirs, du sens commun jusqu'aux sciences, nous disent. Et ce qu'ils disent, c'est un objet qu'ils ont construit. L’art procède à l'inverse, en reprenant l'objet depuis son origine, en le déformant pour établir (ou rétablir ?) une sorte d'égalité avec lui, en vérité une ressemblance qui ne signifie en rien une copie. L’art est commentaire, c'est-à-dire destruction, au sens noble, de l'objet. Il est l'épreuve de l'objet, tout autant sa mise à l'épreuve... Chez Hélène Schjerfbeck, la peinture va plus loin que la contemplation. Les autoportraits, en tout cas, sont-ils réalisés pour être contemplés ? Qu’y a-t-il au juste à contempler en eux ? On ne peut s’empêcher de songer que la série de ces peintures, chacune prise en elle-même et dans la série, se donne pour tâche de reconstruire, d’approcher ce qui n’a jamais été possédé. Il semble qu’Hélène Schjerfbeck ait approché l’existence pure dans sa peinture...
André Hirt - Les Belles Lettres