Théorie esthétique



Extrait :

C'est un lieu commun de dire que l'art ne s'identifie pas au concept de beau mais que pour le réaliser il a besoin du laid comme négation de celui-là. Mais le laid n'en est pas pour autant supprimé comme règle des interdits. Il n'interdit plus les infractions aux règles générales ; il interdit cependant celles qui s'opposent à l'exactitude immanente. Son universalité ne traduit plus que la primauté du particulier : ce qui n'est pas spécifique ne doit plus exister. L'interdiction du laid est devenue celle de ce qui n'est pas complètement organisé ; c'est devenu l'interdiction du brut. La dissonance est le terme technique qui désigne le fait que l'art accepte ce que l'esthétique, tout comme la naïveté, appelle laid. Quoi qu'il en soit, le laid doit constituer ou pouvoir constituer un moment de l'art... L'importance de cet élément s'accrut dans l'art moderne au point qu'une nouvelle qualité en surgit. Selon l'esthétique traditionnelle, cet élément est en opposition avec la règle formelle régissant l'œuvre ; il est intégré par elle, la confirme par là même avec la force de la liberté subjective dans l'œuvre d'art à l'égard des sujets. Ceux-ci seraient cependant beaux au plus haut sens : par leur fonction dans la composition du tableau par exemple, ou dans le moment de l'élaboration de l'équilibre dynamique. Car, selon un lieu commun hégélien, la beauté ne tient pas à l'équilibre comme simple résultat mais en même temps et toujours à la tension que produit le résultat... Dans l'art moderne, l'aspect harmonieux du laid s'érige en protestation. Il en ressort quelque chose de qualitativement nouveau... Dans le laid, la loi formelle, impuissante, capitule. Le laid est à ce point totalement dynamique et son contraire, le beau, est tout autant nécessaire... Le jugement, selon lequel n'importe quoi : un paysage dévasté par une zone industrielle, un visage déformé par la peinture, serait tout simplement laid, peut spontanément répondre à de tels phénomènes, mais il se passe de cette évidence avec laquelle il s'exprime. L'impression de laideur de la technique et du paysage industriel n'est pas suffisamment justifiée formellement de façon satisfaisante, mais elle pourrait du reste subsister dans les formes finales totalement constituées et esthétiquement pures au sens d'Adolf Loos. Cette impression renvoie au principe de violence, de destruction. Les fins établies ne sont pas réconciliées avec ce que la nature, même si elle le fait d'une manière extrêmement médiatisée, veut exprimer d'elle-même. Dans la technique, la violence à l'égard de la nature n'est pas réfléchie par représentation, mais saute immédiatement aux yeux...

Adorno - Éditions Klincksieck