Le coeur populaire



Complainte des petits déménagements parisiens

  
(Le Petit Terme)

Badadang boum ! Badadang d’zing !

Janvier, Avril, Juillet, Octobre.....
Quoi c’est que c’ chambard dans Paris,
de Montmertre à l’av’nue du Maine
et d’ Ménilmuche à Montsouris ?

C’est rien, Messieurs, demeurez fermes ;
c’est dans Pantruche el’ jour du Terme :
c’est l’ grand aria, le r’mue-ménage
de Populo qui déménage ;
c’est l’ « Peup’-Souv’rain » qui fout son camp.

Badadang boum ! d’zing ! Badadang !

V’là la chose ; on a essayé
d’amasser l’argent du loyer :
pour ça, on a trimé, veillé
jours et nuits un trimestre entier.....

Le moment v’nu... on n’a pas pu
on a eu beau s’ priver, s’ rogner
su’ l’ quotidien, su’ l’ nécessaire,
ça r’gard’ pas c’ pauv’ Popiétaire
qui lui n’ demand’ qu’à êt’ payé.....

Preusent, y faut décaniller
avec c’ qu’on a pu échapper
au brocanteur, au requin d’ terre...

Gn’y a pas, y faut call’ter aut’ part,
pour ben sûr, dans un aut’ quartier
et d’un aut’ gourbi délétère
redéplanquer trois mois plus tard,

Badadang boum ! Badadang d’zing !

Et aign’ donc ! L’ Cravailleur débine :
— « Allons bon ! que s’ dit la vermine
(punaises, poux, puc’s, araignées
qui n’aim’nt pas ben êt’ dérangés) :

— « Ces salauds-là sont enragés,
z’ont dû encor s’ fair’ fout’ congé ;
les v’là qui vont r’déménager,
attention aux fuxions d’ poitrine ! »

Badadang boum ! D’zing badadang !

Et v’là la bagnole à brancards
ousque l’ gratt’-papier, l’ovréier
ont empilé leur p’tit bazar,
composé d’infirm’s, d’estropiés
qui ont vu pas mal d’escaïers,
de collidors et d’ gueul’s d’huissiers.

Badadang boum ! Badadang d’zing !

Voici la tabl’, la pauv’ tit’ table
autour d’ qui on s’est envoyé
tant de ratatouill’s délectables,
tant d’ faux-filets... d’ vache enragée.

On l’a mis’ les quat’ patt’s en l’air,
comme eun’ jument pris’ de coliques
décédée su’ la voie publique !

Badadang d’zing ! Badadang boum !

Sucez ! V’là la machine à coudre
(achetée à tempérament
qui vous détruit l’ tempérament)

car, elle a cousu le suaire
invisible et brodé de pleurs
ousque l’on a enseveli
jeuness’, vaillance, santé, couleurs ;
à preuv’ qu’on en est tout pâli,
la poire en miroir-à-douleurs
et qu’on s’ défile en poitrinaire.

Badadang boum ! D’zing badadang !

V’là c’te pauv’ vieill’ gonzess’ d’ormoire
tout’ détraquée, toute esbloquée ;
alle a tant vu filer d’ sa panse
les petits magots dérisoires
qu’alle en garde un air « ça-m’-fait-... suer »
et « Honni soit qui mal y pense ! »

Badadang boum ! Badadang d’zing !

Et enfin l’ mat’las ousqu’on pionce,
quand qu’on rentre esquinté ou saoul ;
le pauv’ mat’las, qui fut p’t-êt’ bien
jadis mis su’ les barricades
et cardé par les biscaïens
au temps des guerr’s entr’ citoyens ;

le pauv’ mat’las, le pauv’ poussier
d’où le p’tit Dardant s’est tiré
y a ben longtemps, y a bell’ lurette,
les boïaux sortis à coups d’ pied
et les miroitants au beurr’ noir :

le pauv’ mat’las ousqu’on s’ marie
pour pondr’ des môm’s à tour de cul,
qu’on n’ saura pas comment nourrir ;

le pauv’ mat’las à grands carreaux
ousque l’on chiale, ousque l’on crie,
quand qu’on est malade ou blessé ;
et souvent ousqu’on en finit,
quand qu’on a ben crevé sa vie
et qu’on n’est pas tourné rentier...

Badadang boum ! D’zing badadang !


Farandole des pauv’s ’tits fan-fans morts
                           
(Ronde parlée)
Nous, on est les pauv’s tits fan-fans,
les p’tits flaupés, les p’tits foutus
à qui qu’on flanqu’ sur le tutu :

les ceuss’ qu’on cuit, les ceuss’ qu’on bat,
les p’tits bibis, les p’tits bonshommes,
qu’a pas d’ bécots ni d’ suc’s de pomme,
mais qu’a l’ jus d’ triqu’ pour sirop d’ gomme
et qui pass’nt de beigne à tabac.

Les p’tits vannés, les p’tits vaneaux
qui flageol’nt su’ leurs tit’s échâsses
et d’ qui on jambonn’ dur les châsses :

les p’tits salauds, les p’tit’s vermines,
les p’tits sans-cœur, les p’tits sans-Dieu,
les chie-d’-partout, les pisse-au-pieu
qu’il faut ben que l’on esstermine.

Nous, on n’est pas des p’tits fifis,
des p’tits choyés, des p’tits bouffis
qui n’ font pipi qu’ dans d’ la dentelle,
dans d’ la soye ou dans du velours
et sur qui veill’nt deux sentinelles :
Maam’ la Mort et M’sieu l’Amour.

Nous, on nous truff’ tell’ment la peau
et not’ tit’ viande est si meurtrie
qu’alle en a les tons du grapeau,
les Trois Couleurs de not’ Patrie...

Qué veine y z’ont les z’Avortés !
Nous, quand on peut pus résister,
on va les retrouver sous terre
ousqu’on donne à bouffer aux vers.
Morts ou vivants c’est h’un mystère,
on est toujours asticotés !

Nous, pauv’s tits fan-fans d’assassins,
on s’ra jamais les fantassins
qui farfouillent dans les boïaux
ou les tiroirs des Maternelles
ousqu’y a des porichinelles !

Car, ainsi font, font, font
les petites baïonnettes
quand y a Grève ou Insurrection,
car ainsi font, font, font
deux p’tits trous.... et pis s’en vont...

Le coeur populaire est disponible aux Editions Blusson

Asphyxiante culture



L’endoctrinement est maintenant à un tel degré qu’il est extrêmement rare de rencontrer une personne avouant qu’elle porte peu de considération à une tragédie de Racine ou à un tableau de Raphaël. En matière de mobilier, le recours aux modes anciennes tient lieu de bon goût. Les bourgeois de province s’enorgueillissent de leurs fauteuils Louis XIV, Louis XV, Louis XVI. Ils s’initient à distinguer les uns des autres, poussant des hauts cris quand la soie du dossier n’est pas d’époque ; ils sont convaincus qu’ils se montrent là des artistes. Ils savent reconnaître les fenêtres à meneaux, l’ogival tardif et le début Renaissance. Ils sont persuadés que ce beau savoir légitime la préservation de leur caste. Ils s’emploient à en persuader les manants, à convaincre ceux-ci de la nécessité de sauvegarder l’art, c’est à dire les fauteuils, c’est à dire les bourgeois qui savent de quelle soie il convient d’en tapisser le dossier. Les intellectuels se recrutent dans les rangs de la caste dominante ou de ceux qui aspirent à s’y insérer. Molière dîne avec le roi. L’artiste est invité chez les duchesses, comme l’abbé. Je me demande dans quelle désastreuse proportion s’abaisserait aussitôt le nombre des artistes si cette prérogative se voyait supprimée. Le conquérant qui vise au sacre se présente au peuple non plus flanqué de l’évêque mais du prix Nobel. Le seigneur prévaricateur pour se faire absoudre ne fonde plus une abbaye, mais un musée. C’est au nom de la culture maintenant qu’on mobilise, qu’on prêche les croisades. À elle maintenant le rôle de « l’opium du peuple ». C'est la forme de l'Église d'autrefois, si bien hiérarchisée, qu'entend donner à la culture le dirigisme d'État : en pyramide bien structurée, en verticale. C‘est, au contraire de cela, en forme de prolifération horizontale, en foisonnement infiniment diversifié, que la pensée créative prendrait force et santé. Pas de pire obstacle à cette prolifération que les prestiges de quelques m’as-tu-vu portés au rang de grands dignitaires dont on rebat les oreilles du public pour les convaincre de leur mérite. Pas de  besogne plus stérilisatrice que celle-là, plus propre à détourner l'homme du commun de penser par lui-même et à lui faire perdre toute confiance dans ses propres capacités. À l'écœurer de l'art, aussi, dont il prendra l'idée qu'il n'est qu'imposture au service du dirigisme d’État, c’est à dire de la police. Je suis individualiste, c’est à dire que je considère que mon rôle d’individu est de m’opposer à toute contrainte occasionnée par les intérêts du bien social. À l’État de veiller au bien social, à moi de veiller à celui de l’individu. L’indépendance, la rébellion, qui sont opposés à l’ordre social, sont des plus nécessaires à la bonne santé d’un groupe ethnique. C’est au nombre de ses contrevenants qu’on mesurera sa bonne santé. Rien n’est plus sclérosant que l’esprit de déférence. Conférer à la production d’art un caractère socialement méritoire, faire d’elle une fonction sociale honorée, en falsifie gravement le sens, car la production d’art est une fonction proprement et fortement individuelle, par conséquent antagoniste à toute fonction sociale. Ce ne peut être qu’une fonction antisociale ou, pour le moins, asociale. Une production d’art qui ne met pas gravement la culture en procès ne nous est d’aucun secours…

Asphyxiante culture de Jean Dubuffet est publié par les Éditions de Minuit.