Le tunnel



J'avais vu cette femme et j'avais cru naïvement qu'elle avançait dans un autre tunnel parallèle au mien, alors qu'en réalité elle appartenait au vaste monde, au monde sans limites de ceux qui ne vivent pas dans les tunnels. Et peut-être s'était-elle approchée par curiosité d'une de mes étranges fenêtres et avait-elle entrevu le spectacle de mon irrémédiable solitude, ou peut-être avait-elle été intriguée par le langage muet, l'énigme de mon tableau. Et alors, tandis que je continuais à avancer dans mon étroit couloir, elle vivait au-dehors sa vie normale, cette vie curieuse et absurde où il y a des bals, et des fêtes, et de l'allégresse, et de la frivolité. Je retournais chez moi avec la sensation d'une solitude absolue. Généralement, cette sensation d'être seul au monde s'accompagne chez moi d'un orgueilleux sentiment de supériorité : je méprise les hommes, je les vois sales, laids, incapables, avides, grossiers, mesquins ; ma solitude ne m'effraie pas, elle est pour ainsi dire olympienne. L’humanité m’a toujours parue détestable. Je ne crains pas d’avouer que, quelquefois, je n’ai pas pu manger de la journée ou n’ai pas pu peindre de toute une semaine pour avoir relevé tel ou tel trait de caractère : c’est incroyable à quel point la cupidité, l’envie, la prétention, la grossièreté, l’avidité et, en général, tout cet ensemble d’attributs qui forment la condition humaine, transparaissent sur un visage, dans une démarche, dans un regard. Il me paraît naturel qu’après une telle rencontre, on n’ait plus envie de manger, de peindre, ni même de vivre. Mais, ce jour là, ma solitude était la conséquence de ce qu'il y avait de pire en moi, de mes bassesses. Dans ces cas-là, je sens que le monde est méprisable, mais je comprends que moi aussi, je fais partie de ce monde. Et je ressens une certaine satisfaction à éprouver ma propre bassesse et à admettre que je ne suis pas meilleur que les monstres répugnants qui m'entourent. De tous les conglomérats, je déteste particulièrement celui des peintres. En partie, naturellement, parce que c’est celui que je connais le mieux et l’on sait bien qu’on peut détester avec le plus de raison ce qu’on connaît à fond. Mais j’ai une autre raison : LES CRITIQUES. C’est une plaie que je n’ai jamais pu comprendre. Si j’étais grand chirurgien et qu’un monsieur qui n’a jamais manié un bistouri, qui n’est pas médecin, qui n’a pas mis une gouttière à la patte d’un chat, vienne m’expliquer les défauts de ma façon d’opérer, qu’est-ce qu’on en penserait ? Il en va de même pour la peinture. Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que les gens ne se rendent pas compte que c’est le même chose et, alors qu’on se moque des prétentions du critique en chirurgie, on écoute ces charlatans avec un incroyable respect. On pourrait écouter avec un certain respect les jugements d’un critique à qui il serait arrivé de peindre, quand ce ne serait que des croûtes. Mais, même en ce cas, ce serait absurde, car comment peut-on trouver raisonnable qu’un peintre médiocre donne des conseils à un bon peintre ?...

Le Tunnel est publié en poche dans la collection Points par les Éditions du Seuil.

Maitres et serviteurs



Sur Watteau : Dans sa jeunesse, ne pas avoir toutes les femmes lui avait paru un intolérable scandale. Qu'on m'entende bien : il ne s'agissait pas de séduire. Non, ce dont il enrageait, c'était de ne pouvoir arbitrairement décider de disposer d'une, épouse du mécène, fillette ou vieille catin, de l'index la désigner, qu'à ce geste elle vînt et tout aussitôt s'offrît, et que la jetant là ou l'emportant ailleurs, tout aussitôt il en jouît. Qu'on m'entende encore : il n'était pas question de les y contraindre, qu'une loi ou quelque autre violence les y contraignît ; non, mais qu'elles le voulussent comme il les voulait, indifféremment et absolument, que ce désir leur ôtât tout discours comme à lui-même il l'ôtait, que d'elles mêmes enfin elles courussent au fond du bois et muettes, allumées, sans le souffle, s'y disposassent pour qu'il les consommât, sans autre forme de procès. Je suis curé de Nogent. Quand je le connus, il avait depuis longtemps renoncé, et donc, il peignait. Ce fut le gros Crozat qui l'emmena, ou peut-être Haranger, l'abbé ; tous ces beaux esprits possèdent ici des folies, des pavillons chinois, des bosquets à colonnades dans quoi ils soupent, écoutent les violons, les feuillages, voient la Marne au bout de trouées dans les arbres. Je n'ai pas envie de le dépeindre au travail ; qu'on sache seulement qu'il effleurait la toile à petits coups brusques ; qu'il peignait court ; qu'il n'était pourtant pas un pouce de son corps qui ne participât à ce presque rien ; que ses grands mouvements de tout le bras, de tout le jarret, de loin jetés comme pour fouetter violemment la toile et jouir de cet éclat, se résolvaient dans un attouchement furtif, une caresse exaspérée, empêchée : il préparait une gigantesque gifle et ne posait qu'une mouche sur la joue d'une Colombine : tout cela l'irritait beaucoup, l'épuisait. J'imaginais alors que tous les peintres en usaient ainsi. Ce ne fut que plus tard que j'appris de sa bouche que cette petite touche, comme à l'escrime, n'était pas si commune et lui valait d'être classé par ses égaux parmi ceux qu'on appelle, en jargon de métier, les petits toucheurs. Ce fut pour le distraire que je l’entrainais dans des promenades le long d’étangs à carpes que le gel saisissait, bien qu’il maugréât beaucoup à me suivre, ne goûtant guère la sauvagerie de nature, et la déambulation encore moins ; on l’a dit taciturne, il est vrai qu’il l’était ; mais parlait-il de ses maîtres avec leurs cannetilles d’argent, leurs gilets brochés, leurs cravates, ou du petit peuple de Nogent qui élève des lapins et des poules, alors c’était un petit drôle, alerte et gentil, mordant, contrefaisant tous avec un art bouffon qui n’épargnait personne. Un bouffon un peu spectre, tout de même ; car ce qu'il brocardait le plus et frappait d'irréalité, c'était lui-même : lui, Monseigneur le Peintre, devant l'ombre de qui il faisait mine de se découvrir, affectant le parler picard et ouvrant les gros yeux d'un jacques de la Farce. Ce fut aussi pour le distraire que j'amenai chez lui Agnès et Elisabeth, fille et nièce d'un bourgeois de mes amis, toutes deux occupées de fous rires, de billets échangés et de mélancolie feinte, occupées surtout de chercher un objet qu'elles pussent aimer, innocentes mais caillettes, lactées, cousines. Ce fut pour le distraire, mais je n'ai pas si belle âme : ce fut aussi pour le tenter...

Maîtres et serviteurs est publié par les Éditions Verdier.

Noir, histoire d'une couleur



Lorsque Isaac Newton découvre le spectre à l'horizon des années 1665-1666, il met sur le devant de la scène un nouvel ordre des couleurs au sein duquel il n'y a désormais plus de place ni pour le blanc, ni pour le noir. C'est une véritable révolution chromatique. Pendant près de trois siècles, le noir et le blanc ont donc été pensés et vécus comme des « non couleurs », voire comme formant ensemble un univers propre, contraire à celui des couleurs : « en noir et blanc » d’un côté, « en couleurs » de l'autre. En Europe, une telle opposition a été familière à une douzaine de générations et, même si elle n'est plus guère de mise de nos jours, elle ne nous choque pas vraiment. Nos sensibilités, toutefois, ont changé. Ce sont les artistes qui les premiers, à partir des années 1910, ont peu à peu redonné au noir et au blanc le statut qui avait été le leur avant la fin du Moyen âge : celui de couleurs authentiques. Les hommes de science ont suivi, même si les physiciens sont longtemps restés réticents à reconnaître au noir des propriétés chromatiques. Le grand public enfin a fait de même, si bien qu'aujourd'hui, dans nos codes sociaux et dans notre vie quotidienne, nous n'avons plus guère de raison d'opposer le monde des couleurs et celui du noir et blanc. Tout juste reste-t-il ici ou là (photographie, cinéma, presse, édition) quelques reliquats de l'ancienne distinction. À la fin de l'année 1946, une exposition à la galerie Maeght, à Paris, proclamait, avec une sorte d'insolence « Le noir est une couleur ». Il s'agissait non seulement d'attirer l'attention du public et des médias par un slogan accrocheur, mais aussi d'affirmer une position différente de celle enseignée dans les écoles des beaux-arts et dans les traités académiques de peinture. Peut-être même, à quatre siècles et demi de distance, les peintres exposés souhaitaient-ils répondre à Léonard de Vinci qui, le premier chez les artistes, avait proclamé, dès la fin du XVe siècle, que le noir n'était pas vraiment une couleur. « Le noir est une couleur » : une telle affirmation est redevenue aujourd'hui une évidence, presque une platitude ; la véritable provocation serait d'affirmer le contraire. […] Si l'on en croit les premiers versets de la Genèse, les ténèbres ont précédé la lumière, elles enveloppaient la terre lorsque celle-ci était encore privée de tout être vivant ; l'apparition de la lumière était une condition obligée pour que la vie puisse apparaître sur la terre. Pour le premier récit de la Création, le noir a donc précédé toutes les autres couleurs. Il est la couleur primordiale, mais aussi celle qui dès l'origine possède un statut négatif : dans le noir, pas de vie possible ; la lumière est bonne, les ténèbres ne le sont pas. Pour la symbolique des couleurs, le noir apparaît déjà, après seulement cinq versets bibliques, comme vide et mortifère. […] Ce noir des origines se retrouve dans d'autres mythologies, non seulement en Europe mais aussi en Asie et en Afrique. C'est souvent un noir fécond et fertile, comme celui de l'Égypte qui symbolise le limon déposé par les eaux du Nil dont les crues bénéfiques sont attendues chaque année avec espérance ; il s'oppose au rouge stérile du sable du désert. Ailleurs, le noir fertile est simplement représenté par de gros nuages sombres, gonflés de pluie, prête à s'abattre sur la terre pour la féconder…

Noir, histoire d’une couleur est publié en collection Points par les Éditions du Seuil.

Le grand pin de Cézanne



Un pin se dresse devant nous de toute sa hauteur et trône, magistral, au-dessus de plus petits arbres. Sa taille, sa position centrale, tout est fait pour le distinguer de la masse de verdure ondoyante. Les troncs des arbres qui l'entourent se penchent sur les côtés et s'écartent, comme pour lui laisser un espace de respiration. Si le motif du grand pin est lié dans notre imaginaire à l'idée d'une nature immuable et intemporelle, le paysage est ici totalement bouleversé par un vent qui agite le ciel et la végétation. Le tronc légèrement courbé ainsi que les branches aux formes sinueuses et entremêlées paraissent subir le mouvement et ployer sous la force d'un mistral. Aucune anecdote ou récit narratif ne vient nous écarter de cette expression de la nature. Tant par ses coloris bleu, vert et ocre que par le motif représenté, nous identifions ce paysage comme étant de type méditerranéen. Cette huile sur toile, réalisée par Paul Cézanne (1839-1906) entre 1892 et 1896 a, en effet, été peinte dans la campagne d'Aix-en-Provence. L'artiste est natif de cette région à laquelle son nom est bien souvent attaché pour en avoir dépeint à maintes reprises et avec précision les paysages. Cézanne a partagé sa vie entre la Provence et la région parisienne. Lieu où se constitue un milieu d'artistes et de collectionneurs, Paris est alors une capitale très attirante pour un jeune peintre. Le groupe des Batignolles, regroupé au café Guerbois, propose un art en marge de l'académisme officiel. On connaît la méfiance de Cézanne à l'égard de ce groupe, il participe néanmoins un temps à l'impressionnisme dans les années 1870 et collabore à plusieurs expositions collectives. Même s'il s'en détache assez rapidement, la rencontre de ce mouvement est décisive pour son œuvre. C'est notamment avec l'impressionniste Camille Pissarro qu'il se familiarise, à Pontoise et Auvers-sur-Oise, avec la peinture sur le motif. Ce mode de création qui consiste à sortir de l'atelier pour peindre en plein air, au contact direct de la nature, aura sa faveur jusqu'à la fin de sa vie. C'est aussi au cours de cette période que l'artiste porte son attention sur la retranscription des sensations colorées sur la toile. En plus du profond attachement de Cézanne pour la Provence, son retour au « vieux sol natal », comme il se plaît à l'appeler, manifeste un désir de se mettre à distance des écoles et des influences entre artistes. Le peintre, perçu comme un autodidacte solitaire, fait rapidement figure de marginal. Il passe des journées entières à travailler dans les environs d'Aix. On sait que la gestation des œuvres est très longue pour cet artiste qui observe et peint des heures durant, immergé en pleine nature. Il se promène dans un petit périmètre qu'il sillonne et explore dans tous ses recoins, décryptant ce paysage dont il rend compte au travers de ses toiles. Cézanne exécute ainsi un travail que l'on pourrait qualifier de topographique. La mer d'Estaque, les coteaux, les roches, les villages aux petites maisons basses et, surtout, la montagne Sainte-Victoire viennent peupler sa peinture. Les pins sont eux aussi un motif récurrent qui encadre ou rythme souvent une nature plus vaste, laissant entrevoir la mer, la montagne ou encore des habitations. Si l'artiste isole les pins afin de mieux les observer lorsqu'il exécute des études à l'aquarelle ou au dessin, ils ne deviennent que rarement le sujet principal de ses peintures... 

L’année de l’éveil est publié en folioplus par Gallimard

Faire avec ses mains ce que l'on voit



Toute ma vie a été une sorte d'étude. Mon but n'a jamais été d'avoir des commandes, mais d'étudier, c'est ce qui explique la longueur dans l'exécution de certaines œuvres. Chaque morceau a été pour moi une occasion nouvelle de recherches, encore et toujours. Ce qui m'a guidé, c'est surtout ce grand amour de la nature ; oui, il faut l'aimer, être constamment avec elle. C'est la véritable Grande Muette, mais elle finit par vous parler, par vous inspirer, et par vous livrer des secrets. Il n'y a de vrai que la nature qu'il faut savoir regarder. On ne le sait pas. Quand on est jeune, on s'éparpille, on se gaspille. On a dans la cervelle un tas d'imaginations, de rêves, d'idées toutes faites. On cherche des sujets dans sa tête, il faudrait apprendre à ouvrir les yeux. C'est difficile. Moi, j'ai passé la moitié de ma vie à oublier les routines, à me débarrasser de ce que l'on m'avait enseigné. Et maintenant, j'essaie d'être sincère. Tout est là. Imitez, copiez la nature, mais ne la façonnez pas, ne la faussez pas. Ils la font poser, ils commencent une esquisse, une ébauche. Puis, ils placent le modèle vivant, lui demandent tel ou tel geste. Ça ne va plus, l'artiste s'arrête. Mais C'EST LA VIE QUI BOUGE. C'est le vrai, ça, c'est le divin, l'éclair qu'il faut fixer. La sculpture n'est après tout que l'application du modelé, c'est-à-dire le passage du trou à la bosse. À l'aide d'une ligne générale diversement entrevue, on peut tout faire, l'homme, les animaux, les arbres, les fruits. Tout, tout est sorti de cette ligne générale. Le modelé qui est bon pour une femme est bon pour un fruit. Le tout est donc de trouver cette ligne générale et d'en être le maître. […] Je soutiens qu'avant de dessiner sur les plâtres, il faut commencer par dessiner sur les feuilles ; en ce qui me concerne, j'ai été dessinateur avant d'être sculpteur. C'est un système qui a été délaissé pendant quarante ans à l'École des Beaux-Arts, on l'a repris ces temps derniers, on aurait dû commencer plus tôt, mais enfin, il n'est jamais trop tard pour bien faire. Quand j'ai dessiné, pour donner plus d'ampleur à mes figures, je les exagère un peu et j'obtiens ainsi plus de vérité, plus de mouvement et plus de vie. Toujours, toujours, j'ai copié la nature dans sa naïveté, et c'est en exagérant le mouvement que j'obtiens parfois une souplesse qui se rapproche du vrai. C'est en somme ce que faisaient les Anciens : ils amplifiaient la nature. Les Grecs, c'étaient de purs réalistes. La Vénus de Milo est une femme prise sur le vif. Appelez-la Vénus, appelez-la comme vous voudrez, c'est une femme vraie, et c'est pour cela qu'elle est belle. Les grands artistes anciens regardaient la nature avec leurs yeux naïfs. Ils voyaient bien, ils copiaient bien. Et alors, devant leurs œuvres, on était ému ; il y avait là, fixées, une minute, une seconde du mobile et infini mystère. […] Le corps humain, quelle source de joies et de surprises inespérées pour l'œil de l'artiste ! Depuis cinquante ans que je l'étudie, je découvre tous les jours en lui des aspects que j'ignore... Mes modèles, c'est quand ils quittent la pose qu'ils me révèlent le plus souvent leur beauté. Je ne leur indique jamais un mouvement, je leur dis : « Soyez en colère, rêvez, priez, pleurez, dansez ». C'est à moi de saisir et de retenir la ligne qui me paraît vraie. […] La sculpture devrait être une architecture vivante et animée...

Faire avec ses mains ce que l’on voit est publié par les Éditions Mille et une nuits.