Route des Hommes Préface de Ghislain Olivier



Graver les états du monde et en tirer les preuves efface le texte, bouleverse les images dans la précarité des signifiés.
Figer un certain état du monde transi dans ses pulsions extrêmes avant qu’on ne l’oublie à nouveau, avant le crépuscule …
Le labeur, passé prolétarien, fruste mais puissant, autrefois méprisé, revient à la mémoire, exprime ses conditions, ses exigences : la fuite, le grand soir et l’avenir meilleur.
Quelques dizaines d’années seulement nous séparent de ce patrimoine.
Le labeur d’autrefois n’est pas sans avoir forgé un désir commun, émotif, transgressant la rigueur des relations sociales, souvent brutales et abruptes. Les utopies et les révoltes que nous avons fréquemment ignorées sont issues de cet autre monde. Elles restent fascinantes, du moins faut-il l’espérer.
Les chutes du siècle ont nourri la fausse universalité de ce début de millénaire, confondant l’histoire et l’évènement, la rébellion et le désir.
Dans le miroir du monde, l’imaginaire en tête et le réel aux pieds, le témoin devient acteur ; le spectateur trainant ses pulsions se fait vétéran d’une humanité atomisée. D’un coup , l’image rassemble fait digue, prévient de tout débordement de soi. Elle scande l’utopie, fixe un monde en partance.
A mi-chemin
Les usagers de la scène quotidienne augmentent la nécessité d’une forme d’ancrage, d’une caisse de résonnance, d’un amplificateur de la dimension humaine.
Un champ d’action, où rien ne change, s’établit .. Mais ce qui change nous change. Les lieux et les images même imaginaires ou utopiques suggèrent le droit à interpréter les rythmes, les contacts, le vécu.
La briéveté de l’existence n’a de limite que dans la peur et le voyage ne voit plus les repères. Mais les outils sont tellement affûtés que l’image en garde les traces et les isole en vue d’une redécouverte.
Quittant le rêve pour se pencher sur le geste, la vérité l’emporte sur la beauté. Tailler dans le vif, c’est mettre à nu le nerf des systèmes sociaux dans la transmission d’un message loin des évidences et des loisirs.
Préface écrite par Ghislain Olivier pour le  livre « Route des hommes » roman graphique de Frans Masereel.

L'œil émerveillé

Extrait :

La fin d’une opulente journée du mois d’août 1942, vers deux mille quatre cents mètres d’altitude, au cœur d’un petit massif très sauvage, très oublié, entre Tarentaise et Mont Blanc. Nous avions durement trimé pour arriver jusque là. Dix heures de marche avec des charges trop lourdes ; la tente, la corde, une semaine de vivres en cette période de misère ! Il avait fallu aussi glaner des fagots de brindilles au cours de la dernière tirée, car de réchaud, bien entendu, pas question. D’ailleurs c’était mieux ainsi, parce qu’un feu de bois réjouit l’âme. A présent la brise chassait tantôt du côté du lac, tantôt dans les yeux la fumée des vieux ceps de rhododendrons. L’ombre descendait en rase-mottes parmi les gazons et les pierriers. Puis elle noya la combe tout entière, et nous avec. Ensuite elle commença d’avaler l’autre versant. Le festival du couchant s’amorçait au rythme des solennités perdues, celles qui défilent depuis trente ou quarante siècles sur les murailles ruinées des temples. Les teintes viraient de l’or à l’orange, tandis que les couloirs, les failles, les plus minces fissures creusaient les parois avec la précision d’un travail au burin. Un feu semblait monter des profondeurs de la roche. Elle se purifiait des gangues de la matière et du poids, irradiait, se résorbait dans la lumière. Enfin l’intensité des couleurs s’éleva encore d’un degré, toute cette alchimie parvint à son terme, et le bouquet des aiguilles brasilla sur fond d’azur. Pourtant le spectacle n’avait pas encore vraiment débuté. Car soudain un nouvel élément s’insinua dans le décor, un trait mince, d’une blancheur neigeuse, tendu entre deux crocs de pierre. Quelques secondes plus tard, cela ressemblait à un fuseau. Y a-t-il beaucoup d’innocents pour découvrir la lune en plein XXe siècle ? Le satellite se dégagea avec majesté du filet des crêtes. Ce mouvement s’accélérait considérablement et l’on regardait défiler un autre univers. Enfin tout contact fut rompu, et il demeura suspendu dans le vide. Juste au moment où les rochers parvenaient au plus haut point d’incandescence, un couple de corneilles, détaché des parois, entama un carrousel dont les figures l’amenait tantôt en plein ciel, tantôt sur le disque aveuglant de la lune, tantôt le long des verticales flamboyantes où les poursuivaient leurs ombres...

Samivel - Éditions Albin Michel

Arcadie... Arcadie...

Extrait :

Dans certains endroits, comme les cantons montagneux du Var et sur la rive droite de la Durance, la région des collines qui va jusqu’à la Lure et la Drôme, les vergers d’oliviers sont assis sur de petites terrasses soutenues par des murs de pierres sèches, blancs comme de l’os. Ce sont de petits oliviers gris, guère plus hauts qu’un homme, deux mètres cinquante au plus, plantés depuis mille ans à quatre ou cinq mètres l’un de l’autre. La terre qui les porte est très colorée, parfois d’un pourpre presque pur, communément d’une ocre légère, quelquefois sous l’ardent soleil blanche comme de neige. Sur ces terrasses, la vie est non seulement aisée mais belle. Il n’y a rien d’autre que les oliviers : je veux dire ni constructions, ni cabanes, mais, qu’on vienne à ces terrasses pour bêcher autour des arbres ou pour flâner, c’est un délice. Dans l’arrière saison, le soleil s’y attarde ; le feuillage de l’olivier ne fait pas d’ombre, à peine comme une mousseline ; on a tout le bon de la journée. On voit toujours quelques hommes qui promènent ainsi dans les vergers. Ils fument une pipe ou une cigarette et font des pas. L’olivette représente ce que représente une bibliothèque où l’on va pour oublier la vie ou la mieux connaître. À la Sainte Catherine, c’est-à-dire le 25 novembre, on dit que l’huile est dans l’olive. On va faire la cueillette. Du côté de Grasse et de Nice, dans les terres qui avoisinent la mer, sur les contreforts des Alpes côtières, on étend des draps blancs sous les arbres et on gaule les fruits. Dès qu’on s’éloigne vers les solitudes, que le climat se fait plus âpre, on cueille l’olive une à une sur l’arbre même, à la main. C’est le travail le plus succulent qui soit. Généralement, il fait froid et, si on prévoit une grosse récolte, il faut s’y mettre de bonne heure. Il y a parfois des brouillards et l’arbre est à la limite du réel et de l’irréel. Le soleil est à peine blond et ne chauffe pas encore. L’olive est glacée, dure comme du plomb. Voilà le pays radieux qu’on domine. Après les brouillards vient cette luminosité d’hiver si claire où tout se dévoile. On voit pour la première fois que les vieilles touffes d’herbes ne sont pas blanches mais violettes. On distingue le velours des paysans les plus éloignés marchant sur les chemins et, de fort loin, malgré les châles et les pointes de tricot, on partage les femmes et les jeunes filles en blondes et en brunes. Ce sont ces tâches de couleur pure qui donnent au pays sa profondeur et font comprendre la limpidité extraordinaire de l’air. Quelquefois, on entend soudain braire un âne, hennir un cheval ou ronronner une camionnette. Jadis on entendait chanter...

Jean Giono - Éditions Gallimard

Bleu, histoire d'une couleur

Extrait :

Comme l'indigo, le lapis-lazuli vient d'Orient. C'est une pierre très dure, aujourd'hui considérée comme « semi-précieuse », qui à l'état naturel présente un bleu profond, pailleté ou veiné d'un blanc légèrement doré. Les principaux gisements de lapis-lazuli se trouvaient en Sibérie, en Chine, au Tibet, en Iran et en Afghanistan, ces deux derniers pays étant les principales sources d'approvisionnement de l'Occident antique et médiéval. Son extraction demandait, en raison de sa dureté, un travail très long. En outre, les opérations de broyage et de purification qui permettent de transformer le minéral naturel en un pigment utilisable par les peintres sont lentes et complexes : le lapis contient un grand nombre d'impuretés qu'il faut éliminer pour ne garder que les particules bleues, minoritaires dans la pierre. Les Grecs et les Romains le font mal ; souvent même ils se contentent de broyer simplement la pierre dans son ensemble. C'est pourquoi lorsqu'ils peignent au lapis, leur bleu est moins pur et moins beau que celui que l'on rencontre en Asie ou, plus tard, dans le monde musulman et dans l'Occident chrétien. Les artistes médiévaux, en effet, trouveront des procédés à base de cire et de lessives diluées pour débarrasser le lapis-lazuli de ses impuretés. En tant que pigment, le lapis produit des tons bleus d'une grande variété et d'une belle intensité. Il est solide à la lumière mais son pouvoir couvrant est faible ; c'est pourquoi il s'emploie surtout pour les petites surfaces (l'enluminure médiévale y trouvera son plus beau bleu). Moins coûteuse est l'azurite, le pigment bleu le plus utilisé dans l'Antiquité classique et le monde médiéval. Il ne s'agit pas d'une pierre mais d'un minerai, fait d'un carbonate basique de cuivre. Sa stabilité est moins grande que celle du lapis et, surtout lorsqu'il est mal broyé, ses bleus sont moins beaux : broyé trop fin, il perd sa couleur et devient pâle ; broyé trop gros, il se mêle difficilement à un liant et donne une peinture granuleuse. Les Grecs et les Romains le font venir d'Arménie, de Chypre et du mont Sinaï. Au Moyen Âge, on l'extrait des monts d'Allemagne et de Bohème, d'où son nom : « bleu de montagne ». Les Anciens savent également fabriquer des pigments bleus artificiels, à base de limaille de cuivre mélangée à du sable et à de la potasse. Les Égyptiens, notamment, ont produit de splendides tons de bleu et de bleu-vert à partir de ces silicates de cuivre ; on les trouve sur le petit mobilier funéraire, souvent revêtus d'une glaçure qui leur procure un aspect vitreux et précieux. Pour les Égyptiens comme pour d'autres peuples du Proche et du Moyen-Orient, le bleu est une couleur bénéfique qui éloigne les forces du mal. Il est associé aux rituels funéraires et à la mort pour protéger le défunt dans l'au-delà. En Grèce, le bleu est moins valorisé et plus rare, même si dans l'architecture et la sculpture, fréquemment polychromes, le bleu sert parfois de couleur de fond sur laquelle s'inscrivent les figures. Plus encore que les Grecs, les Romains voient dans le bleu une couleur sombre, orientale ou barbare ; ils l'utilisent avec parcimonie. Dans un passage célèbre de son Histoire naturelle consacré à la peinture, Pline affirme que les meilleurs peintres ont l'habitude de réduire leur palette à quatre couleurs : le blanc, le jaune, le rouge et le noir. Seule la mosaïque fait exception : venue d'Orient, elle apporte avec elle une palette plus claire, plus verte, plus bleutée, que l'on retrouvera dans l'art byzantin et dans l'art paléochrétien. Le bleu y est non seulement la couleur de l'eau, mais aussi parfois celle du fond et de la lumière. Le Moyen Âge s'en souviendra...

Michel Pastoureau - Éditions du Seuil