Croquis parisiens

Extrait :

Paraphrases : les similitudes
Les tentures se soulevèrent et les étranges beautés qui se pressaient derrière le rideau s'avancèrent vers moi, les unes à la suite des autres. Ce furent d'abord des tiédeurs vagues, des vapeurs mourantes d'héliotrope et d'iris, de verveine et de réséda qui me pénétrèrent avec ce charme si bizarrement plaintif des ciels nébuleux d'automne, des blancheurs phosphoriques des lunes dans leur plein, et des femmes aux figures indécises, aux contours flottants ; aux cheveux d'un blond de cendre, au teint rosé bleuâtre des hortensias, aux jupes irisées de lueurs qui s'effacent, s'avancèrent, tout embaumées, et se fondirent dans ces teintes dolentes des vieilles soies, dans ces relents apaisés et comme assoupis des vieilles poudres enfermées, durant de longues années, loin du jour, dans les tiroirs de commodes à ventre. Puis la vision s'envola et une odeur fine de bergamote et de frangipane, de rosier moussu et de chypre, de maréchale et de foin qui traînait çà et là, mettant comme une de ces touches sensuelles de Fragonard, un papillotage de rose dans ce concert de fadeurs exquises, jaillit, pimpante, énamourée, cheveux poudrés de neige, yeux caressants et lutins, grands falbalas couleur d'azur et de fleur de pêcher, puis s’effaça peu à peu et s’évanouit complètement. Puis vinrent des apparitions spectrales, des enfantements de cauchemars, des hantises d’hallucination, se détachant sur des fonds impétueux, sur des fonds de vert-de-gris sulfuré, nageant dans des brumes de pistache, dans des bleus de phosphore, des beautés affolées et mornes, trempant leurs appas étranges dans la sourde tristesse des violets, dans l’amertume brûlante des orangés, des femmes extra-terrestres, laissant couler de leurs jupes fastueuses des parfums innommés, des figures du grand maître moderne, d’Eugène Delacroix...

Natures mortes : le hareng
Ta robe, ô hareng, c'est la palette des soleils couchants, la patine du vieux cuivre, le ton d'or bruni des cuirs de Cordoue, les teintes de santal et de safran des feuillages d'automne ! Ta tête, ô hareng, flamboie comme un casque d'or, et l'on dirait de tes yeux des clous noirs plantés dans des cercles de cuivre ! Toutes les nuances tristes et mornes, toutes les nuances rayonnantes et gaies amortissent et illuminent tour à tour ta robe d'écailles. À côté des bitumes, des terres de Judée et de Cassel, des ombres brûlées et des verts de Scheele, des bruns Van Dyck et des bronzes florentins, des teintes de rouille et de feuille morte, resplendissent de tout leur éclat les ors verdis, les ambres jaunes, les orpins, les ocres de ru, les chromes, les oranges de mars ! Ô miroitant et terne enfumé, quand je contemple ta cotte de mailles, je pense aux tableaux de Rembrandt, je revois ses têtes superbes, ses chairs ensoleillées, ses scintillements de bijoux sur le velours noir, je revois ses jets de lumière dans la nuit, ses traînées de poudre d'or dans l'ombre, ses éclosions de soleils sous les noirs arceaux...

Joris-Karl Huysmans - La Bibliothèque des Arts

Avec Zadkine

Extrait :

Face au numéro 35 de la rue Rousselet, nous entrâmes dans la cour d'une vieille masure. Une voûte sombre nous conduisit à une cage de verre ; c'était l'Atelier. Une verrière constituait tout le toit. Malgré l'inconfort du lieu et sa tristesse, sans hésiter, je devins l'oiseau captif de la cage pour cinquante francs par mois. Deux chaises et une table prêtées, quelques caisses achetées à l'épicier firent mon ameublement. Je ne tardai pas à rencontrer, sous la voûte, le Russe du second étage. Il me regarda d'un air mi-narquois, mi-avenant. Son allure était assez curieuse : une frange de cheveux châtains descendait jusqu'à ses sourcils. Il avait une chemise russe au petit col montant, boutonnée sur le côté, et un chapeau de taupé noir, doublé de moire, dont l'aspect contrastait avec le vieil imperméable de l'artiste. Un jour, étant très peureuse, je décidai de confier mes inquiétudes à mon voisin. « Montez Mademoiselle. Je suis nu ; vous n'avez qu'à attendre dans l'atelier en compagnie de Diodia et de Kalouche. » Diodia était le Prophète qui se trouve maintenant au musée de Grenoble. Il me paraissait fort étrange : tronc d'arbre très peu travaillé, les mains seules semblaient finement sculptées. Il avait un air imposant et quelque peu mystérieux. Quant à Kalouche, ce grand chien aux yeux dorés et à la toison fauve, il devait jouer un rôle important par la suite dans notre vie. « Je m'appelle Ossip Zadkine, et vous ? » [...] Par une sorte d'entente mutuelle, nous sommes restés très indépendants l'un vis-à-vis de l'autre sur le plan artistique. Nous ne nous donnions guère de conseils, nous ne nous influencions pas. Je dirai même que nous avons suivi des chemins différents, peut-être même opposés, lors de notre évolution à tous deux. Zadkine jeune, quand je l'ai connu, était assez influencé par le cubisme. Par la suite, il s’en est un peu éloigné tout en gardant, dans certaines sculptures, la préoccupation de certains larges volumes. Moi, par contre, j'évoluais lentement, sans volonté particulière vers, si je puis dire, les « influences » du cubisme, vers les fruits de ce germe indestructible que le cubisme déposa dans l'art pour le faire si remarquablement se dilater et se différencier à partir de 1910. Ces influences cubistes peuvent être remarquées dans mes tableaux par ce qui résulte du désir que j'avais alors de très bien composer et construire. Je ne parlais pas de mes soucis artistiques à Zadkine. Après notre mariage, je n'ai plus accepté de directives de lui, si excellent professeur fût-il devenu. Je n'ai d'ailleurs jamais voulu de conseils de personne. Non par orgueil ou sotte suffisance, mais par pudeur et par plaisir à me trouver moi-même. Je me suis donc toujours défendue contre les « leçons d'art » mais quand, une ou deux fois l'an, je disais à Zadkine : « Veux-tu voir mes dernières toiles ? », j'étais contente quand il répondait oui avec empressement. Naissait alors pour moi un instant d'inquiétude. J'attendais que Zadkine dise, sobrement, en une ou deux phrases, ce qu'il pensait de mes tableaux. Je dois dire qu'il avait gagné vite une grande confiance en la qualité de ma peinture... Lui aussi me disait, quand il était au moment de terminer une sculpture : « Viens à mon atelier. Tu me diras ce que tu penses. » Il attachait, je crois, de l'importance aux réactions que son œuvre produisait sur moi...

Valentine Prax - La Bibliothèque des Arts

Lucian Freud

Extrait :

De la pièce où tel corps est assis, ou étendu sur un lit, le contemplateur s'élève en pensée vers les nuages, en imagine la fuite aveuglante et obtuse sur la ligne d'horizon, leur présence au-delà de l'espace clos du tableau. Il appréhende la dépendance du corps humain à la lumière qui l'appelle et l'intercepte et ressent son abandon se creusant dans la fuite des nuages blancs, qui ont l'autosuffisance de la lumière dont sont dénués les corps en pleine lumière. La cruauté des nuages, de leur blanc bourgeonnant, est bien la réplique indifférente au corps humain portraituré à cru. Car le problème que doit résoudre Lucian Freud n'est pas : comment représenter la chair ? par le moyen de quelle couleur ? mais bien d'utiliser un « code », selon ses termes. La chair est déduite d'un horizon en recul. La végétation d'un jardin, comme celui de Lucian Freud à Notting Hill, représenté dans certains de ses tableaux, semble mieux s'accommoder de la fuite des nuages que le corps de l'homme. On dit des nuages qu'ils sont avant-coureurs. Mais c'est dans le recul. Pour regarder les nus de Lucian Freud, il faut parcourir le monde, aller en tous sens à ses confins, penser que la Terre est plate, en accentuer le bord afin d'avoir à l'esprit cette commissure où la terre et le ciel se rejoignent, la ligne d'horizon, d'où se déduit le corps de l'homme. Mais il faut aussi penser la Terre comme une sphère, pour appréhender la pesanteur du corps. De même que la pesanteur est ce qui retombe vers le centre de la Terre, la chair est ce qui s'éloigne, horizontalement, d'un horizon en recul. Lucian Freud ne peint pas une personne pour ce qu'elle est, mais pour ce qu'elle est devenue. C'est l'idée de la profonde extériorité qui nous montre non pas la fragilité humaine ouverte à un grand extérieur, mais la condition humaine corrélée à un horizon qui s'en recule. Pour Lucian Freud, la profonde intériorité du portrait est sa profonde extériorité. Non pas qu'il soit exposé dans sa nudité à l'ouverture de l'espace. Mais en ce que sa nudité est déduite de l'horizon en recul. De là est issue la condition de la chair, dont le marqueur est le blanc de Krems. « Il fallait bien - je le souhaitais - poser un signe distinctif, un emblème différenciant alors que là même, il s'agissait de la chair, de l'être vivant », déclare en substance Lucian Freud. Mais le corps humain, par sa peinture, est issu de l'horizon. « Pour les chairs, écrit Robert Hughes, il emploie surtout le blanc de Krems, un pigment extrêmement lourd, qui contient deux fois plus d'oxyde de plomb que la céruse et beaucoup moins de liant oléagineux que les autres blancs. Il forme des grumeaux et Lucian Freud considère les grumeaux comme des atomes. Les nus de Freud ont engendré une onctuosité générale de sa peinture, mais les granulations du blanc de Krems lui ont permis de donner au grain de la peau un peu de cet aspect particulier qu’on trouve dans les œuvres de Bacon, où de grands coups de pinceaux laissent sur la toile des traînées qui ressemblent à des dépôts de fibres tissulaires... »

Daniel Klébaner - Éditions Ides et Calendes

Le Déserteur

Extrait :

C'est, d'abord, un personnage de Victor Hugo plus que de la frontière française, il sort des misérables avant la lettre. Il a les mains blanches et il va au peuple. Il est peut-être évêque et il s'abandonne à la charité publique. Il a dû commettre on ne sait quel crime, en tout cas celui d'anarchie : quelque chose, on ne sait quoi, flamboie dans son passé. Depuis qui sait combien de temps le Déserteur avait le besoin de confiance ? Trop de solitude, trop de montagnes glacées, trop de routes incertaines, il fallait enfin ouvrir son cœur à quelqu’un. Le déserteur dit qu’il s’appelait Charles-Frédéric Brun, français. Le premier jour se passa en adaptation. Comment se conduire avec ces gens là ? D’abord il allait faire un petit dessin pour ce président si gentil. C’est peu de chose. Il dessine un petit bedeau, il le coiffe d’un tricorne avec trois plumes : une verte, une rouge, une bleue. Il lui couvre les épaules d’une chape constellée de décorations. Tout compte fait il transforme son bedeau, en fait un pèlerin avec son bourdon, son long bâton enrubanné, sa gourde, son livre de prière. Il lui met une barbe, bleue, non pas pour le symbole, mais parce qu’il sait, de métier, que les barbes blanches doivent se faire bleues et il voulait que son pèlerin bedeau soit respectable sur les routes. Brun est en train de peindre (de peinturer dit-il) à l’aquarelle. Le mot ici n’est pas tout à fait exact, car il ne se sert pas d’eau pour délayer ses couleurs, il ne se sert pas non plus de palette ce jour-là pour essayer ses teintes, il se sert de sa salive et de sa main. Il suce son pinceau, il le passe sur ses tablettes de couleur, il essaie la couleur sur la paume de sa main gauche, il l’y travaille, si besoin est avant de l’appliquer sur le papier. Ces détails ne sont pas inutiles ; ce sont ceux qui ont apprivoisé Fragnière : il a compris que voilà un travail manuel, semblable aux autres, semblable au travail qui est le sien tout le long des ans ; que cet homme « sans papier » est un « travailleur ». Le président de la commune n’aurait jamais accepté de nourrir un oisif, il se disait instinctivement que cet homme mettrait la main à la pâte dans ce village. Est-ce qu’il ne pourrait pas faire le portrait de la patronne née Marie Jeanne Bournissay ? Mais nous n’allons pas faire le portrait de Marie Jeanne en crachant dans la paume de la main. Il faut de la couleur à l’huile et quatre ou cinq pinceaux, en plus d’un bout de planche sur lequel on peindra. Et voilà sur la planche où Charles-Frédéric Brun a préparé ses couleurs, de beaux petits tas de pâte bleu ciel et rouge incarnat, et pourpre et blanc de zinc et jaune comme de l’or et vert couleur lézard, et c’est avec tout ça qu’il va peindre Marie Jeanne !...

Jean Giono - Éditions Gallimard