Käthe Kollwitz, la vérité des sens

Extrait :

Dans son œuvre, Käthe Kollwitz représente à plusieurs reprises des hommes et des femmes qui ploient sous un poids parfois invisible. C'est par la déformation des corps qui se penchent, se courbent, s'abaissent, que Kollwitz laisse voir les forces tragiques qui s'exercent sur les hommes et sur lesquelles ils n'ont pas la moindre prise. La planche des Laboureurs, qui inaugure la série que Kollwitz réalise entre 1902 et 1908 sur La Guerre des paysans, est peut-être l'exemple le plus frappant de cette déformation du corps. Pour dénoncer la misère et les conditions de travail inhumaines que connaissaient les paysans allemands au début du XVIe siècle, elle représente deux laboureurs, attelés à une charrue comme deux bœufs, tirant sur chaque partie de leur corps pour avancer. Aussi tendu que la courroie qui l'attache à la machine, le corps du premier laboureur, qui subit une pression terrible, dessine une ligne diagonale dont le dynamisme suggère, malgré la difficulté, l'avancée de l'attelage. Alors que derrière, le second paysan peine davantage, comme l'indique la courbure de son dos qui plie sous le poids de l'engin. La composition de la scène rend encore plus perceptible la pesanteur qui s'exerce sur les deux hommes. Les lithographies préparatoires permettent ainsi de voir que Kollwitz est passée d'un cadrage vertical à un cadrage horizontal, obligeant les personnages à se tenir courbés et non plus debout. De plus, la partie supérieure de l'estampe est laissée vide, et le ciel « bas et lourd » rabaisse un peu plus les laboureurs vers la terre comme si leur corps, leurs pieds et leurs mains allaient creuser les sillons. Le laboureur de Käthe Kollwitz est donc pareil à Sisyphe, condamné, ici, à porter chaque jour une charge immense pour survivre et nourrir sa famille. Mais quand certaines images, contemporaines de Kollwitz, font de Sisyphe un héros à la force et la musculature herculéennes, atteignant le sublime par son destin tragique, Kollwitz représente des hommes qui, sous le poids de la fatalité, sont réduits à l'état de bête ou de machine. La fatalité peut ainsi se manifester en creux, par le mouvement qu'elle imprime au corps des personnages. Mais le poids qu'il faut porter chaque jour est aussi représenté de manière très explicite dans le dessin Femme portant un panier. La femme transporte une charge dont la forme et la masse ne sont pas sans rappeler la lourde pierre de Sisyphe. Un second motif par lequel Käthe Kollwitz exprime le poids de la fatalité est la représentation du personnage qui s'assied. Cette attitude peut en effet être analysée comme une expression très forte du tragique. Dans son essai La Mort de la tragédie, George Steiner attire ainsi notre attention sur le geste fondamental de la Phèdre de Racine qui, lors de son entrée sur scène, défait sa parure et s'assied. Le critique en propose l'interprétation suivante : « C'est un geste de soumission d'une énorme importance ; l'esprit fléchit sous la vulgaire tyrannie du corps. Phèdre porte en elle on ne sait quelle lourdeur, quelle fureur du sang, qui lui tire l'âme ; et elle s'assoit »...

Camille Maisse - Éditions d'art IAC

Histoire de la peinture française

Extrait :

C'est Rouault qui constitue le type par excellence du tempérament fauve. Sa gamme d'effets n'est guère plus variée que celle de Marquet ; c'est uniquement sur l'émotivité que joue son art. Il convient de souligner, à ce propos, le rôle joué par Gustave Moreau dans le développement du fauvisme, qui est la forme française de l'expressionnisme. Rouault, comme Matisse, a été formé dans l'atelier de l'homme curieux qui, suivant le mot féroce de Degas, « mettait des chaînes de montre aux dieux ». L'œuvre de Gustave Moreau est remplie de bonnes intentions, mais elle est devenue aujourd'hui à peu près illisible, par un singulier paradoxe qui fait au contraire des impressionnistes les peintres favoris de la foule. On est surpris de penser que c'est dans son atelier que se sont formés des Rouault et des Matisse. Toutefois, en ce qui concerne Rouault, l'écart n'est peut être pas aussi grand qu'il ne paraît au premier abord. Qu'il manifeste son dégoût pour les parodies humaines de la justice ou qu'il exprime une foi mystique et brûlante, la gamme de couleurs de Rouault est pauvre, sa peinture intentionnelle. Le meilleur Rouault se trouve sans doute dans un certain nombre de toiles de sa jeunesse inspirées par la disgrâce humaine des bateleurs, symboles du tragique de la destinée, ainsi que dans quelques toiles de la série chrétienne. Il n'est pas si artificiel qu'il ne semble au premier abord de rapprocher Chagall de Rouault. Venu de Russie, Chagall, lui aussi, a exprimé, à travers d'admirables jeux de coloration, la mystique d'une âme rêveuse. Moins dramatique, moins tournée uniquement vers le sang et la mort que celle de Rouault, la sensibilité de Chagall a fait entrer dans la peinture contemporaine un immense folklore d'attitudes affectives. Par Chagall autant que par les Ballets russes - et d'une manière plus durable - la légende des ghettos d'avant-guerre est parvenue à s'exprimer d'une manière artistique, juste avant la disparition irrévocable des hommes et des milieux où elle s'était conservée pendant des générations. Chagall, en outre, comme Rouault, a cultivé les prestiges raffinés d'une coloration à la fois précieuse et rare qui donne à ses bonnes œuvres une qualité intrinsèque de premier ordre. Avec Chagall, nous constatons au surplus un des points de convergence tout à fait évidents du fauvisme parisien des années 1905-1930 avec le grand courant expressionniste européen. Après cinquante années, Chagall demeure avec son rêve d’enfant vivant dans son esprit, mais la nuance de son art est impensable hors de ce Paris auquel il a dédié une série de toiles. À travers Hodler ou Munch, Kandinsky ou Permeke, l'expressionnisme a renoué avec le romantisme allemand et avec la gravure d'illustration populaire. C'est seulement à Paris qu'un Chagall a pu intégrer une veine neuve, inspirée par le rêve immuable d'un peuple persécuté, dans la ligne de la grande invention plastique des temps modernes...

Pierre Francastel - Éditions Denoël

Les Mots dans la peinture

Extrait :

Bientôt apparaissent les signatures cursives, le peintre marque son tableau comme une lettre. Certains signent modestement, on ne lit leur nom que si on s'approche, d'autres ont des signatures énormes qui envahissent leurs toiles. Quelquefois on ne voit plus qu'elle ; cette griffe a tout chassé. Une bonne partie de la peinture gestuelle, de « l’action painting », peut être interprétée comme un développement de la signature ; l'artiste en effet prétend ne nous intéresser que par son graphisme, c'est-à-dire la façon dont il manie son pinceau ou sa plume, ce qui l'identifie véritablement dans sa griffe, fait qu'elle est indubitablement sienne. C'est là le véritable sujet de son œuvre ; or c'est bien dans la signature que ce graphisme est le plus travaillé, et en même temps le plus direct, mais elle est devenue si grande que le tableau ne suffit plus à la contenir ; nous n'en voyons plus que des bribes : une immense boucle, un paraphe saisissant dans son lasso un mur entier, et il faudra la redoubler en bas à droite. La signature des peintres exige une graphologie, mais beaucoup plus vaste que celle que l'on entend ordinairement par ce terme, limitée aux formes cursives ; ici toutes les formes de caractères nous intéressent, et un chapitre spécial devrait être réservé à ce que l'on peut appeler l'expressivité monogrammatique. Science non seulement de leur graphisme, mais de leur libellé, de leur langue. Nous pourrions mettre en évidence toute une échelle de longueurs : le nom « Dürer », le prénom et le nom « Albertus Dürer », le nom, le prénom et un adjectif « Albertus Dürer noricus », un verbe, deux verbes, les lieux, les dates simples « 1511 » ou développées « anno a Virginis partus 1511 », etc. Des signatures fort courtes en centimètres peuvent être interminables en mots. À une étude de ce genre, il faut en joindre une autre concernant la place que la signature occupe dans le tableau. Elle change l'œuvre, en effet, non seulement parce qu'elle nous assure qu'elle est de tel peintre, tout en précisant notre connaissance de celui-ci, mais parce qu'elle nous oblige à regarder à un endroit particulier. Toutes les propriétés plastiques du titre vont s'y retrouver. Comme l'écriture européenne, dans une page, va de gauche à droite et de haut en bas, la signature que l'on appose une fois qu'on a rédigé un texte, est normalement en bas à droite ; c'est ici que nous la cherchons d'habitude dans un tableau, ce qui montre à quel point, lorsqu'il est bien individuellement signé, nous l'identifions à une sorte de missive. Si elle est écrite en toutes lettres, non seulement elle fixera notre attention sur ce coin, mais elle assignera celui-ci d'une flèche dirigée vers l'extérieur du cadre que l'ensemble de la composition devra contrecarrer. Pour tel arrangement imposé par le sujet, le peintre sera obligé de déplacer la signature, de la mettre dans un autre coin, par exemple ; elle attirera alors beaucoup plus l'attention sur elle, et aussi sur cet endroit qu'elle a quitté...

Michel Butor - Éditions Flammarion

Arbres, carnet de dessins

Extrait :

Si le paysage ne commence à être pris comme objet de représentation qu'au XVIIe siècle, il ne devient sujet qu'en même temps qu'il entre dans le champ des études scientifiques. D'une façon générale, la peinture de paysage n'a pas un statut majeur avant le XIXe, et les arbres demeurent le plus souvent traités en masses, pour mettre en valeur une scène complète. Quant à l'identification des arbres choisis par le peintre, elle ne se fait que très progressivement. À quelques exceptions près, ce n'est qu'à la fin du XVIe siècle que les peintres commencent à se soucier de rendre compte précisément des essences d'arbres qu'ils représentent. Au XVIIe siècle, certains arbres, comme le chêne, se voient cependant attribuer une place de premier plan dans l'espace théâtral du peintre. Cette valorisation est certainement une réminiscence du culte du chêne très répandu dans toute l'Europe à l'époque préchrétienne et peut-être retrouvera-t-on aujourd'hui chez des artistes du Land art quelque chose de ce chêne consacré à Zeus où habitait un oracle dont les femmes étaient prophétesses et interprétaient le mouvement des feuilles. Avec sa taille en têtard, le saule renvoie plutôt à des pratiques paysannes et des scènes pastorales. Le bouleau est fréquent chez les Flamands, Ruysdaël en particulier. L'importation en France et en Angleterre, vers 1745, du peuplier d'Italie témoigne de l'importance grandissante des peintres à la fin du XVIIIe siècle dans la création de parcs et de jardins et plus largement dans la constitution de nouveaux paysages comme les bords de rivières et de canaux. Cette introduction est en effet attribuée à des peintres faisant le Grand Tour. Ils auraient rapporté cet arbre au port fastigié (en colonne), dont la forme générale évoque si bien le cyprès qu'on a du mal à les distinguer sur certains tableaux, afin de l'introduire dans la composition des nouveaux parcs. Car on sait que le jardin paysager de la fin du XVIIIe siècle est un jardin dessiné et peint sur la toile avant d'être reproduit in situ. Cet exemple remarquable constitue un tournant dans l'histoire du paysage et du peintre paysagiste qui, après avoir construit ses toiles à partir de fragments de nature prélevés in situ, va reconstruire le terrain à partir de sa toile. Du siècle des lumières à la fin du XIXe siècle, la pleine nature prend le pas sur l'atelier. Avec John Constable, le tronc devient le paysage unique, la robe de bois d'un arbre puissant et maternel, aux deux grandes branches enveloppantes comme des bras possessifs. L'arbre n'a pas seulement une âme. Il devient un personnage. Chez Corot, cet arbre qui est « quelqu'un » s’enracine dans un paysage, il est l’un des lieux de prédilection d’un paysage dans lequel il cohabite souvent avec un personnage qui semble chanter en duo avec lui. L’amour de l’arbre devient même physique, comme l’écrit Thoreau : « Oui, j’ai senti un véritable désir pour un arbuste. Je suis amoureux d’un jeune chêne »...

Michel Racine - Bibliothèque de l'image

Manette Salomon

Extrait :

Le lundi, Manette fut exacte. Après quelques mots, elle commença à se déshabiller lentement, rangeant avec ordre sur le divan les vêtements qu'elle quittait. Puis elle monta sur la table à modèle avec sa chemise remontée contre sa poitrine, et dont elle tenait entre ses dents le festonnage d'en haut, dans le mouvement ramassé, pudique, d'une femme honnête qui change de linge. Car, malgré leur métier et leur habitude, ces femmes ont de ces hontes. La créature bientôt publique qui va se livrer toute aux regards des hommes, a les rougeurs de l'instinct, tant que son talon ne mord pas le piédestal de bois qui fait de la femme, dès qu'elle s'y dresse, une statue de nature, immobile et froide, dont le sexe n'est plus rien qu'une forme. Jusque-là, jusqu'à ce moment où la chemise tombée fait lever de la nudité absolue de la femme la pureté rigide d'un marbre, il reste toujours un peu de pudicité dans le modèle. Le déshabillé, le glissement de ses vêtements sur elle, l'idée des morceaux de sa peau devenant nus un à un, la curiosité de ces yeux d'hommes qui l'attendent, l'atelier où n'est pas encore descendue la sévérité de l'étude, tout donne à la poseuse une vague et involontaire timidité féminine qui la fait se voiler dans ses gestes et s'envelopper dans ses poses. Puis, la séance finie, la femme revient encore, et se retrouve à mesure qu'elle se rhabille. On dirait qu'elle remet sa pudeur en remettant sa chemise. Et celle-là qui donnait à tous, il n'y a qu'un instant, toute la vue de sa jambe, se retournera pour qu'on ne la voie pas attacher sa jarretière. C'est dans la pose seulement que la femme n'est plus femme, et que pour elle les hommes ne sont plus des hommes. La représentation de sa personne la laisse sans gêne et sans honte. Elle se voit regardée par des yeux d'artistes ; elle se voit nue devant le crayon, la palette, l'ébauchoir, nue pour l'art de cette nudité presque sacrée. Ce qui erre sur elle et sur les plus intimes secrets de sa chair c'est la contemplation sereine et désintéressée, c'est l'attention passionnée et absorbée du peintre, du dessinateur, du sculpteur, devant ce morceau du Vrai qu'est son corps : elle se sent être pour eux ce qu'ils cherchent et ce qu'ils travaillent en elle, la vie de la ligne qui fait rêver le dessin. De là aussi, chez les modèles, ces répugnances, cette défense contre la curiosité des amis, des connaissances venant visiter un peintre, ces peurs, ces alarmes devant tous les gens qui ne sont pas du métier, ce trouble sous ces regards embarrassants d'intrus qui regardent pour regarder, et qui font que tout à coup, au milieu d'une séance, un corps de femme s'aperçoit qu'il est nu et se trouve tout déshabillé. Cette honte de femme dura une seconde chez Manette. Soudain, elle laissa tomber de ses dents desserrées la fine toile qui glissa le long de son corps, fila de ses reins, s'affaissa d'un seul coup au bas d'elle, tomba sur ses pieds comme une écume. Dans l’atelier, sa nudité avait le rayonnement d’un chef-d’œuvre...

Edmond et Jules de Goncourt - Éditions Gallimard