Rosa Bonheur

Extrait :

Pour faire un ciel, commencez toujours par le côté le plus clair, c'est-à-dire le fond. Par-dessus vous poserez quelques gris, de l’ocre bien propre et ainsi de suite. Dans les lumières, la couleur doit être gaie et chatoyante, les ombres au contraire transparentes. Le deuxième plan doit rester relativement dans le lointain. Vous voyez comme les arbres dans le fond se détachent sur le ciel gris et vigoureux. Un ton bleuâtre les enveloppe, l’air circule entre leurs branches. Je produirais cet effet avec du bleu de Prusse, de l’ocre jaune et dans les ombres du bleu gris. Pour obtenir un brun très riche et aussi vigoureux que le fameux bitume - qui a joué tant de mauvais tours aux peintres modernes - mélangez au bleu de Prusse du rouge de Venise ou de la terre de Sienne brûlée. Il ne faut pas mélanger une couleur végétale avec une couleur minérale. Comme médium, rien que de l’huile de lin. Beaucoup d’artistes l’emploient avec un tas de saletés, moi jamais. Mes tableaux n’ont pas bougé parce que je soigne mes affaires. Je lave à l’eau tiède chacune de mes brosses deux fois au savon de Marseille, puis je les rince au moins dix fois. Les brosses et les pinceaux ronds, jamais plats. Si pour faire sécher plus vite vos couleurs, vous y ajoutez des siccatifs, vous provoquez des combinaisons chimiques qui modifient les teintes. Dans quarante ans, il ne restera que la forme et la pâte. Que ne possédons-nous le secret des mélanges dont se servaient les Rubens, Rembrandt, Teniers, Van Dyck... nos tableaux dureraient autant de siècles que les leurs. 
De nos jours les jeunes se hâtent trop. Ils ne veulent plus perdre leur temps, disent-ils, à deviner ce qui faisait la force des vieux. Ils ont toujours à la bouche les mots de réalisme et d’impressionnisme, comme s’ils avaient inventé des formules nouvelles. La main qui doit obéir à l’intelligence - comme le dit si justement Michel Ange - n’est pas capable à elle seule de rendre la vie, si l’âme ne cherche pas à approfondir le secret de la vie. Le point de départ doit être une vision de la vérité. L’œil est le chemin de l’âme, le crayon doit sincèrement et naïvement reproduire ce qu’il voit. La ligne sèche comme un fil de fer n’existe pas dans la nature, chaque objet est entouré de son atmosphère. Ce n’est qu’en se gravant cette loi dans l’esprit qu’on arrive à rendre le relief des êtres et des choses de la vie réelle. Chaque artiste doit consacrer une grande partie de sa vie à recueillir des documents sur ce qu’il voit, ses sensations ; les études sont des instruments de travail dont on ne doit jamais se séparer… J’ai suivi la pensée de Schiller : « Si l’homme a quelque chose à donner à l’art, c’est lui-même »...

Marie Borin - Les Éditions Pygmalion

Monographies (2)

Extraits :

Sur Victor Brauner : Victor Brauner n’a jamais aliéné sa personnalité. Son style peut être assimilé à la pictographie. Il exprime les idées par des signes qui en figurent l’objet. Des hiéroglyphes et des idéogrammes alternent dans ses ouvrages avec des motifs traduits en chiffres clairs. Ses bêtes sont, elles-mêmes, des monstres imaginaires, mais aussi vraisemblables que les animaux scythiques et assyriens. L’ange du bizarre règne sur sa ménagerie. Son zoomorphisme est un culte inquiétant...
Sur François Desnoyer : Bien que le Montalbanais François Desnoyer dessine par la couleur, ses taches conservent parfois un arrière-plan graphique. L’artiste dont nous parlons est un prodigieux tempérament de peintre. Sa palette éclatante, son style élémentaire, d’une force instinctive brute, compensent l’art cérébral, produit sophistiqué d’une civilisation éminemment urbaine...
Sur André Fougeron : Fougeron sacrifie-t-il son art à ses idées ? Pendant l’âge des ténèbres, il tient tête à l’ennemi. Il crée le Front des Arts, infiltre au Cubisme un élixir de vie. Puis il abandonne cette voie souveraine pour s’engager dans celle du réalisme social, qu’il juge plus conforme à l’idée qu’il se fait des rapports entre le peuple et l’art. Son esprit de sacrifice et son courage méritent d’être signalés...
Sur André Lhote : André Lhote est l’un des vétérans du Cubisme primitif. Il peut revendiquer la tradition chromatique de Cézanne, ce pionnier qui faisait du Poussin sur nature, et la tradition linéaire de Ingres, qui marchait sur les traces de François Clouet. Comme le maître d’Aix, André Lhote, ce dessinateur d’une qualité très pure, construit par la couleur...
Sur André Masson : Mieux vaut tard que jamais. La revue new-yorkaise Arts reconnaît et proclame que l’art gestuel américain - l’Action painting de Kline et Pollock - fut porté sur les fronts baptismaux par Masson. Ses projections de sable sur des toiles imprégnées de colle forte datent en effet des années 30. Le cas d’André Masson prouve d’une manière pertinente, croyons-nous, que l’École de Paris continue son périple...
Sur Maurice-Élie Sarthou : Sarthou brûle les étapes. À ses tauromachies et à ses vues de la Camargue où règne le soleil de minuit font suite des paysages dont émergent les fantômes des formes minérales et des formes végétales, vues à travers le prisme des pierres précieuses...
Sur François Stahly : L’esthétique machiniste le fascine quand il construit son Signal en acier, ce totem de l’ère industrielle. Dans ses ouvrages de chambre et de jardin, il réagit contre la machinerie. Il imite la nature dans ses opérations et retrouve la cadence des structures naturelles. Stahly est un artiste baroque qui communie avec les forces telluriques du monde...

Waldemar-George - Éditions Pierre Cailler

Monographies (1)

Extraits :

Sur Lucien Ardenne : Bâti en force, rude d’écorce comme ses Ardennes natales auxquelles il a emprunté son nom d’artiste, ce costaud promis aux lauriers du sport et du combat dissimulait la fleur bleue d’une vocation qu’un hasard découvrit sur le tard. Voilà comment éclot la tendresse de ce peintre des banlieues ouvrières...
Sur Roger Bezombes : Ne serait-ce pas dans la seule école qu’il ait assidûment suivie - l’école buissonnière - que ce riverain de la Seine a puisé ce goût passionné de tous les « au-delà », de tous les embarcadères ?
Sur Bernard Buffet : Cinq années ont suffi pour que, à peine entré dans l’histoire, la légende s’empare de lui. Pire même : l’obsédante, l’infantile, l’imbécile publicité qui hissa un pâle et secret adolescent fou de son art au rang des monstres sacrés de la comédie universelle ! Qu’importe ! Quiconque suit Buffet dans les métamorphoses de sa facture plus ou moins modulée, plus ou moins graphique, plus ou moins colorée, ne peut douter de se trouver face au labeur énorme d’un peintre témoin hors série et d’une personnalité exceptionnelle...
Sur Jean Commère : C’est dans les ateliers de sculpture que se forma ce peintre entre les peintres, dont le dur métier de vivre, la guerre, les années au sein de la douceur angevine, l’intime contact avec la nature et jusqu’aux longs mois de détention furent pour lui l’école décisive : celle où il fortifia ses dons innés par le culte et la pratique fervente du dessin...
Sur Roger Forissier : Ses voyages à l’étranger semblent avoir, ô semi-paradoxe, renforcé son goût pour les ciels mouillés et les berges grises de la Seine, mais il a su retenir, des pays de vive lumière, les leçons propices à rehausser de taches plus sonores le climat des enfers où s’édifie l’âge mécanique...
Sur Émile Grau-Sala : Venu de Barcelone avec le viatique de généreuse sensibilité que confère à ses enfants l’ardente Catalogne, et le bagage de spirituelle vivacité donné par le fondateur du Salon des Humoristes catalans - son père. Une sardane hésitation entre divers métiers, puis le choix de la création artistique à travers toutes ses techniques. Et des huiles, des gouaches, toutes éclairées par une tendre aptitude au bonheur auquel sourit un pur talent...
Sur Pierre Henry : Un assidu labeur solitaire poursuivi à contre-courant, à travers le désarroi et les querelles plastiques d’aujourd’hui, d’un cœur et d’un esprit rebelles aux facilités que s’autorise l’ignorance. Sa culture, son équilibre le désignent pour le rôle courageux du serre-frein dans la débâcle qui s’annonce...
Sur Camille Hilaire : Son ascendance lorraine, ses juvéniles contacts avec les labeurs manuels expliquent le studieux étudiant des Beaux-Arts de Paris qu’il fut clandestinement sous l’Occupation. Fidèle à la fraîcheur des couleurs qui avaient charmé son enfance horticole, il se situe au premier rang des peintres assez savants pour intégrer toutes les tendances...

Guy Dornand - Éditions Pierre Cailler

Rouge Soutine

Extrait :

Les Allemands ont mis au point un canon à très longue portée, la fameuse « Grosse Bertha » qui leur permet de frapper Paris, faisant des victimes civiles et de lourds dégâts matériels. Zborowski tient à protéger ses poulains. Il décide de les envoyer dans le Midi de la France. Accompagnés de Foujita et de son épouse Fernande Barrey, Soutine et Modigliani rejoignent à Vence Félicie Cendrars. Comme tant d'autres, il semble que Soutine ait connu l'éblouissement de la lumière du Midi. Loin de sa sombre terre natale et de la grise lumière de Paris, il découvre les ocres des murs et des sols, le rouge des tuiles romaines, les différents verts de la végétation et surtout, cette lumière dorée, parfois écrasante, qui semble figer le temps. Peintre du mouvement et de l'instable, il est lui-même en mouvement. À cette époque comme tout au long de sa vie, il ne cesse de déménager, de bouger, vivant comme un vagabond. Il parcourt de longues distances, « sa boîte à couleurs attachée à la hanche par une ficelle », rapporte son biographe Courthion. Lorsqu'il pousse jusqu'à La Gaude, à un peu plus de sept kilomètres de Vence (environ deux heures de marche), il dort sur place, dans le presbytère désaffecté. Soutine varie les sujets de ses paysages : petits hameaux de maisons blotties les unes contre les autres, comme saisies en bouquet ; arbres tordus, noueux, agités par le vent ; chemins ocre montant abruptement en diagonale vers un coin du tableau, caractéristiques de son œuvre. Courthion verra en l'oblique la marque de l'inquiétude et du « déchirant ». L'horizontal existe peu chez Soutine : les verticales tendues, les plans inclinés, les diagonales - figure du mouvement du fou aux échecs. Les routes s'élèvent avec brutalité : l'ascension est difficile, la voie droite n'est pas la vraie voie. Malgré la lumière qui explose, on sent dans ses paysages un tourment profond : une catastrophe va survenir, imminente. D'autres fois elle se manifeste, déjà à l'œuvre sous nos yeux. Rien d'apaisé chez Soutine, mais au contraire la mise en scène d'une apocalypse (en son sens premier de révélation) permanente, convulsive, colorée, implacable. On croirait un tremblement de terre, tout se disloque. Et pourtant, d'éminents spécialistes le soulignent, tout cela est construit, pensé, structuré. Chez lui, le désordre est un autre ordre, redistribué dans l'espace. Lors de ce séjour dans le Midi, il peint la première version d'un motif qu'il reprendra souvent quelques années plus tard, L’Escalier rouge à Cagnes. Bordé de fleurs et de maisons blanches, grimpant vers la droite, l'escalier, avec son rouge vif strié de travers en bois marquant les marches, ressemble à une gigantesque côte de bœuf...

Olivier Renault - Les Éditions de La Table Ronde