Suzanne Valadon *Les escaliers de Montmartre

Extrait :

En dénouant avec lenteur les lanières de son carton, Maria s'inventa des origines mystérieuses ; un exercice d'illusionniste qui lui était familier et dans lequel elle excellait. Degas ne perdait rien de son propos, les mains à la tempe, le coude sur l'avant-bras du fauteuil, un petit sourire désarmant aux lèvres. Il ne la laissa pas en finir avec sa fable. - Voyons vos dessins ! dit-il. Maria sentit son cœur s'affoler. Elle déposa dessins et pastels sur la tablette, devant le maître. Il prit délicatement les feuilles, une à une, les approchant de son visage comme pour les flairer. - Veuillez m'excuser, dit-il. Je vois de plus en plus mal. Ma myopie s'est aggravée depuis dix ans, sans espoir de guérison. Peut-être quelque microbe attrapé en Louisiane... Certains jours, tout se brouille. Dans mes promenades, je dois porter des lunettes fumées car le soleil m'est pénible. Un drame pour moi, mademoiselle... Tandis qu'il scrutait les dessins dont certains avaient été réalisés sur le papier Ingres de Lautrec, Maria et Bartholomé échangeaient des regards interrogateurs. Elle se sentit prise d'un vertige lorsqu'elle vit les sourcils du maître se froncer comme sous le coup d'une déception. - Mademoiselle Valadon, dit-il d'un ton sévère, seriez-vous une fabulatrice ? Comment pouvez-vous prétendre qu'une autodidacte est l'auteur de ces dessins et de ces pastels ? J'ai peine à vous croire. Il y a là une maîtrise, une perfection dans le trait qui sont d'un artiste confirmé. J'exige la vérité avant d'aller plus loin. Ce disant, il interrogeait Bartholomé de son regard de menthe glacée. Celui-ci s'éclaircit la voix pour déclarer : - Maître, je me porte garant de Mlle Valadon. Je puis vous assurer que personne ne l'a conseillée ni guidée. Moi-même, qui la connais bien, je ne suis jamais intervenu, sinon par des jugements. Seule la fréquentation des peintres a été son école. Ses dispositions remontent à sa prime enfance. Le nez sur un dessin au crayon Conté représentant Maurice nu devant sa grand-mère au moment de la toilette, Degas bougonna : - Difficile à croire... Il y a une sorte de perfection dans ce dessin. Rien de superflu. Et ce sens des volumes... Terrible ! j'achète. - Plaît-il ? dit Bartholomé, interloqué. - Je dis que j'achète ce dessin s'il est à vendre. Et celui- ci, si vous permettez. Ne soyez pas surpris, Paul : je suis persuadé de faire une bonne affaire. Il ajouta en se levant, d'un air solennel : - Mademoiselle Valadon, je suis heureux de vous annoncer que vous êtes des nôtres !... 

Michel Peyramaure - Éditions Robert Laffont

Prospectus et tous écrits suivants (2)

Extrait :

Je suis le plus mauvais interlocuteur que vous puissiez choisir pour éclairer un classement des humeurs de l'art actuel car j'approfondis peu ce que font les autres peintres, je ne m'y intéresse à vrai dire pas beaucoup, C'est de peindre que j'ai la manie, pas du tout de voir des peintures faites par les autres. Ça se comprend tout seul : le nageur, il aime à nager, pas à regarder nager les autres. De même le danseur, le marcheur à pied et de même l'amant. Après cela, il me faut vous dire, je ne crois pas beaucoup aux lois, en matière de création d'art. Tout énoncé de loi me donne aussitôt grande envie de l'enfreindre. Quand vous partez de repentir puritain, de confession, d'horreur de la matière, je pense aussitôt, pourquoi pas ? On pourrait faire des œuvres merveilleuses en partant de ces notions. Ces obsessions-là en valent d'autres, et on peut faire des merveilleuses fêtes en partant de ces obsessions. Il n'y a pas de loi. Tous les moyens, tous les départs, tous les prétextes me paraissent bons. Je ne crois pas aux écoles, je ne crois pas que tel système soit bon et tel mauvais. Tout système est suspect, voilà plutôt bien ce que je crois. Et toute école des plus suspectes. Trop de systèmes, et trop d'écoles ! Maniérisme, grimaces, fausse monnaie. Voilà ce que le crois. S'agissant de l'art abstrait je veux vous dire quelque chose. Il n'y a pas d'art abstrait. Ou bien tout art l'est toujours, ce qui revient au même. Ce terme d'art abstrait m'exaspère, je le trouve spécialement bête. Il n'y a pas plus d'art abstrait que d'art courbe, ou d'art jaune ou vert, ou d'art quadrillé. Comment les gens n'ont-ils pas compris et éventé cela depuis longtemps ? Toute trace, toute tache, évoquent toujours quelque chose (voire à la fois de nombreuses choses et c'est alors tant mieux, c'est alors que l'opération d'art commence). Comment pourrait-il en être autrement ? Et comment peut-on souhaiter qu'il en soit autrement ? L'art ne vit que d'évocations. C'est une idée très primaire et absurde qu'il y a des formes d'art qu'on peut appeler abstraites et d'autres non abstraites, cela n'a aucun sens. Disons seulement plutôt qu'il y a, en notre temps comme en tout autre, certains poncifs qui sont furieusement à la mode, auxquels tous les peintres défèrent, avec un frénétique ensemble. Pas moi ! Où on verra une foule courant, on sera toujours sûr de me trouver moi-même courant dans le sens contraire. Un grand sceptique je suis, moi, et nullement convaincu par l'adhésion du plus grand nombre. Les théories si simplistes, je n’y crois guère. Bonne chance à l’art abstrait ! Bonne chance à l’art naïf ! Bonne chance à l’art courbe et à l’art jaune ! Je n’aime pas la culture, je n’aime pas la mémoire du passé, je la crois débilitante, néfaste. Je crois dans la haute valeur de l’oubli. Je voudrais voir dans toutes les villes, sur la grand-place, au lieu de musées et de bibliothèques, une immense statue de l’Oubli. Table rase des œuvres passées !... 

Jean Dubuffet - Éditions Gallimard

Le Festin nu

Extrait :

...Je parle personnellement, et s'il existe un homme pour parler autrement, nous ferions bien d'essayer de traquer sa Cellule Mère ou son Papa Protoplasmique... Je ne veux plus entendre ressasser les boniments de camés et les combines de drogués aux abois... Toujours les mêmes histoires, et on les a racontées des millions de fois, mais il n y a rien à dire parce qu'il n'arrive jamais rien dans l'univers de la drogue. La seule justification de cette épuisante marche à la mort est le moment où l'on coupe le circuit de la drogue pour non-paiement - alors la peau se meurt du manque de drogue, se meurt d'avoir trop attendu, et l'Ancienne Peau finit par oublier sa fonction de simplification sous la croûte de la drogue, ce qui est le rôle de toutes les peaux - et le Camé en voie de Renoncement devient brusquement et totalement vulnérable dès qu'il n'est plus capable de s'empêcher de voir et de sentir et d'entendre... C'est à ce moment qu'il faut faire attention aux voitures... Les camés se plaignent sans cesse de ce qu'ils appellent le Grand Froid, et ils relèvent le col de leurs manteaux noirs et serrent les poings contre leurs cous desséchés... Tout ça c'est du cinéma : le camé ne veut pas être au chaud, il veut être au frais, au froid, au Grand Gel. Mais le froid doit l'atteindre comme la drogue : pas à l’extérieur, où ça ne lui fait aucun bien, mais à l'intérieur de lui-même, pour qu'il puisse s'asseoir tranquillement, avec la colonne vertébrale aussi raide qu'un cric hydraulique gelé et son métabolisme tombant au Zéro Absolu... Les camés au stade terminal restent parfois jusqu'à deux mois sans aller à la selle, et les parois de leurs intestins se collent - les tiens en feraient tout autant - à tel point qu'ils doivent recourir à un vide-pomme ou à son équivalent chirurgical... Voilà la vie que l'on mène dans la Chambre Froide... Pourquoi s'agiter, pourquoi perdre son temps ? Il reste encore une place à l'intérieur, Monsieur. Il y en a qui trouvent leur plaisir dans la thermodynamique, comme s'ils l'avaient inventée eux-mêmes... Tu n'en ferais pas autant ? D'autres prennent leur plaisir autrement, mais entre nous, tout se joue cartes sur table, à la loyale - j'aime mieux ça, de même que j'aime voir ce que je mange et vice versa ou mutatis mutandis selon le cas. À l'enseigne du « Vieux Bill, Banquets et Repas Nus »... Entrez, entrez... La gargote idéale pour jeunes et vieux, hommes et bêtes. Rien de tel qu'une goutte d'huile de serpent du Dr X pour te lubrifier les rouages, et en avant les artistes ! Dans quel camp es-tu, vieux ? Tu es pour le grand froid mystique, le cric gelé ? Ou bien veux-tu que le bon Oncle Bill te remette les yeux en face des trous ? Voilà donc le véritable problème - le problème médical numéro 1 dont je parlais tout à l'heure. Voilà le choix qui se présente à tous mes copains... Les gars, laissez-moi vous dire que j'ai entendu ma part de boniments fatigués, mais aucune autre catégorie de trompe l'ennui n’est capable de rivaliser avec cette espèce de ralentissement thermodynamique du camé... 

William S. Burroughs - Éditions Gallimard