Dialogue avec les morts

Extrait :

- Sur le temps qui passe : La ferme n'est plus dans la famille depuis longtemps mais j'ai pris, comme autrefois, le chemin de terre souvent bourbeux qui la coupait l'hiver du reste du monde, et qui ne méritait pas le pompeux nom de « carrossable ». L'été pourtant, d'énormes charrettes, plus hautes et plus lourdes que le plus grand des carrosses, l'empruntaient sans arrêt, chargées de fourrage ou de blé. L'hiver, au fil des années, on l'avait empierré pour qu'au moins une carriole pût passer, voire, ô miracle, la petite Opel du vétérinaire, dans les cas graves, la seule machine à dix lieues à la ronde qui témoignât que la voiture à essence existait. Le pétrole n'entrait là que sous son nom modeste de « lampant ». Ce qui m'a le plus alarmé, ça a été l'absence de bruit. Pas d'aboiement du chien pour vous accueillir, pas de caquetage de la basse-cour, pas de hennissement des chevaux, pas de roulement des charrettes sur les pierres. Silence de mort. Les lieux étaient déserts et comme à l'abandon. La pompe, à l'entrée du chemin, était cassée. La mare était à sec alors que l'été, même les années de sécheresse, elle ne se vidait jamais. L'eau était profonde et claire. Ma tante y lavait le linge de la famille. Et là, elle montrait un fond bourbeux, craquelé et noir, de façon obscène. Les champs n'étaient plus cultivés. Le verger, avec ses pommiers, était laissé à l'abandon. Il n'y aurait plus, à la fin de l'hiver, quand le froid commençait à céder, de ces touffes de fleurs blanches déjà écloses sur les branches, dont la soie se confondait, pendant quelques jours, avec la couleur éblouissante d'une neige cristalline, qui hésitait à fondre. Dans les années cinquante, cette petite entreprise faisait vivre six personnes... 
- Sur l’art contemporain : Le sang, l'urine, les humeurs, le mucus, auxquels il convient d'ajouter, dans tant d'œuvres contemporaines négociées sur les foires de l'art, ces autres productions que sont les poils, les ongles, les griffes, les écailles, tous ces éléments donc, succédant aux pigments irisés, aux ocres pareilles à du miel, aux minéraux cristallisés, aux huiles et aux vernis précieux, pour devenir les matériaux favoris d'un art qui, en s'opposant en tout point à celui qui, durant des siècles, n'avait cessé de respecter et de protéger la beauté des corps, qui en avait fondé le canon et imaginé les coloris, se délecte dans l'exhibition lourdement tarifée du repoussant, de l'informe, et dans le goût de l'excrémentiel......
- Sur Raymond Mason : Une autre de ses œuvres vient de trouver sa place ailleurs que dans un musée. C’est celle consacrée à la catastrophe minière de Liévin. Elle vient d’être installée dans une petite chapelle désaffectée de cette ville du Nord. Le jour de son inauguration, les mineurs étaient là, dans leurs vieux habits, avec leur lampe au front, certains pleuraient...
- Sur Aristide Maillol : Quel art fut plus humain ? Plus éloigné de l’effort surhumain ? Contrairement à ce qu’ont pu en dire des critiques partisans, Maillol n’a jamais été proche de cet art agressif qui, à la même époque, célébrait dans le muscle et dans la démesure, de Moscou à Berlin, la puissance et la gloire des régimes du temps... 

Jean Clair - Éditions Gallimard

Salons et essais sur la peinture

Extrait :

Sur la peinture : Celui qui a le sentiment vif de la couleur, a les yeux attachés sur sa toile ; sa bouche est entrouverte, il halète ; sa palette est l'image du chaos. C'est dans ce chaos qu'il trempe son pinceau, et il en tire l'œuvre de la création, et les oiseaux et les nuances dont leur plumage est teint, et les fleurs et leur velouté, et les arbres et leurs différentes verdures, et l'azur du ciel et la vapeur d'eau qui les ternit, et les animaux et les longs poils et les taches variées de leur peau, et le feu dont leurs yeux étincellent... 
- Sur Joseph Vernet : Que ne puis-je pour un moment ressusciter les peintres de la Grèce et ceux tant de Rome ancienne que de Rome nouvelle, et entendre ce qu'ils diraient des ouvrages de Vernet ! S'il allume du feu, c'est à l'endroit où son éclat semblerait devoir éteindre le reste de la composition. La fumée s'élève épaisse, se raréfie peu à peu, et va se perdre dans l'atmosphère à des distances immenses. S'il projette des objets sur le cristal des mers, il sait l'en teindre à la plus grande profondeur, sans lui faire perdre ni sa couleur naturelle, ni sa transparence. S'il y fait tomber la lumière, il sait l'en pénétrer. On la voit trembler et frémir à sa surface. S'il met des hommes en action, vous les voyez agir. S'il répand des nuages dans l'air, comme ils y sont suspendus légèrement ! comme ils marchent au gré des vents ! quel espace entre eux et le firmament ! S'il élève un brouillard, la lumière en est affaiblie, et à son tour toute la masse vaporeuse en est empreinte et colorée. La lumière devient obscure, et la vapeur devient lumineuse. S'il suscite une tempête, vous entendez siffler les vents, et mugir les flots ; vous les voyez s'élever contre les rochers et les blanchir de leur écume. Les matelots crient. Les flancs du bâtiment s'entrouvrent. Les uns se précipitent dans les eaux. Les autres moribonds sont étendus sur le rivage. Ici des spectateurs élèvent leurs mains aux cieux. Là une mère presse son enfant contre son sein ; d'autres s'exposent à périr pour sauver leurs amis ou leurs proches ; un mari tient entre ses bras sa femme à demi pâmée. Une mère pleure sur son enfant noyé ; cependant le vent applique ses vêtements contre son corps, et vous en fait discerner les formes ; des marchandises se balancent sur les eaux, et des passagers sont entraînés au fond des gouffres. C'est Vernet qui sait rassembler les orages, ouvrir les cataractes du ciel, et inonder la terre. C'est lui qui sait aussi dissiper la tempête, et rendre le calme à la mer et la sérénité aux cieux. Alors toute la nature, sortant comme du chaos, s'éclaire d'une manière enchanteresse, et reprend tous ses charmes... 
- Sur Vernet et Chardin : Je crains bien que les peintres pusillanimes ne soient partis de là pour restreindre pauvrement les limites de l’art, et se faire un petit protocole facile et borné. Ce n’est pas ainsi qu’en usent Vernet et Chardin ; leur intrépide pinceau se plaît à entremêler avec la plus grande hardiesse, la plus grande variété et l’harmonie la plus soutenue, toutes les couleurs de la nature avec toutes leurs nuances. Ils ont pourtant une technique propre et limitée ; c’est que l’homme n’est pas dieu, c’est que l’atelier de l’artiste n’est pas la nature... 

Denis Diderot - Éditions Hermann

Ce que j'appelle oubli

Extrait :

...tu as tellement de choses à faire que prendre trois jours ton patron va faire la gueule, c'est sûr, et toi tu penseras, qu'est-ce que ça peut me foutre ? j'ai un frère à enterrer alors ne me faites pas chier, et pourtant ton patron te fera chier et tu ne répondras rien, tu culpabiliseras, pour un peu tu demanderais à ton patron qu'il t'excuse et tu reprocherais à ton frère d'être mort, tu dirais, c'est mon frère, il a encore fait une connerie, il a volé une bière et il est mort, il n'a jamais su faire, et tes collègues te plaindront au moins le temps d'un après-midi, et même ton patron dira que c'est une honte de mourir pour si peu, on ne doit pas mourir pour ça, dans quel monde on vit, dans quel monde, diront-ils, et toute cette fatigue, alors, de porter pour lui son histoire, ce n'est pas comme le vide ni non plus le néant, pas la mort, pas le rien, c'est comme un rocking-chair avec l'osier qui craque en balançant, c'est calme et doux comme de voir les étoiles un soir d'été et d'entendre les grenouilles du ruisseau d'à côté, c'est comme la fermeture éclair de la toile de tente - tu te rappelles ? les vacances, Noirmoutier, les premières filles aux seins nus que vous suiviez sous les pins et tous les souvenirs qui font remonter des bouffées de couleurs, le bleu du ciel, le gris de l'eau et l'eau salée sur les lèvres, tu t'en rappelles ? et ce qui est bien, aussi, c'est qu'il ne sera plus effrayé de la peur de mourir, comme il l'était parfois, lui qui aimait se sentir vivant dans un corps, car même à l'étroit on s'y fait bien, ce corps, avec ce qu'il peut, marcher dans les rues, il a aimé ça beaucoup, des heures et des heures à ne plus sentir la douleur dans les jambes, oui, je l'entends dire, j'ai aimé me protéger de la pluie sous le store d'un magasin ou dans une cabine téléphonique, j'ai aimé l'orage sur Paris, vu du RER, un jour où je rentrais de Saint-Cloud et se promener dans le métro avec une fille qu'on connaît à peine et dont on sait juste qu'elle est mariée, soudain elle vous prend la main en parlant d'autre chose, on rit peut -être, on ne fait rien encore, comme si c'était normal de se tenir la main alors qu'on en tremble, on se demande si on doit l'embrasser déjà, est -ce que ce sera avant de la laisser sur le quai ou bien la prochaine fois ? et pourquoi ce qui était si beau devient fade dès qu'on le raconte ? où sont-ils nos cœurs qui tremblent et les rendez-vous dans les cafés ? où sont-ils les gestes qui hésitent ? et, ce que j'ai oublié de dire, c'est que, au moment où ils l'ont frappé, tout le temps que ça a duré, je suis certain qu'il ne s'est pas plaint, il n'a pas crié ou alors au début, si peu, il s'est débattu mais ce n'était presque rien, il a mis ses mains devant son visage et ils ont giflé, giflé encore et les coups pleuvaient qu'il entendait dans sa tête s'amplifiant comme des vagues, et puis, ils ont frappé le ventre et les jambes et il n'a pas pensé à ce que disait votre mère - tu te souviens de ce qu'elle disait et qu'elle aurait pu dire, sa voix répétant les mêmes, as-tu changé de slip et coupé tes ongles et lavé tes pieds ?...

Laurent Mauvignier - Éditions de Minuit

Écrits sur les peintres

Extrait :

Sur Hans Arp : L’œuvre de Arp illustre à merveille ce que nous disons de la technique soumise à l’esprit. J’entends bien que les esprits chagrins s’étonneront des moyens employés par lui. Mais n’est-ce pas ici le lieu où proclamer une fois pour toutes qu’aucun procès de tendance ne saurait être instruit contre un peintre en ce qui concerne la matière traitée par lui et le traitement qu’il lui inflige ? L’esclavage de la matière n’est heureusement pas encore aboli... 
Sur John Constable : Lourds, denses, pesants, les ciels de Constable évoquent les époques fabuleuses, les rochers originels à l’état de vapeurs et de fantômes, les volcans légendaires de la parturition terrestre. Seule la terre ici nous est secourable. Le ciel de cailloux et de pierrailles est hostile. Mais combien de temps le paysage nous offrira-t-il un abri sûr ?... 
Sur Per Krohg : Il n’y a de véridique que l’exceptionnel. Sans cet « exceptionnel », ce merveilleux, pas de réalité. Mais aussi, sans cette réalité, pas de merveilles. Il ne s’agit pas de faire le procès de la réalité comme certains l’ont cru mais de briser les frontières qu’on a prétendu mettre autour d’elle et de dire une fois pour toutes qu’il n’est pas d’illusions, pas de mirages, que si le langage écrit, parlé ou peint peut commettre des erreurs, l’œil, l’odorat ou le toucher ne peuvent se tromper, que ce qui est formulé est créé et qu’on ne formule rien impunément. Précisément parce qu’il manifeste toutes les qualités, toutes les inquiétudes de l’homme et de l’homme en présence de la réalité et du merveilleux, je veux dire ici la joie que m’ont causé les œuvres de Per Krohg récemment exposées... 
Sur Félix Labisse : Labisse, après avoir illustré le monde, le découvre dans sa merveilleuse réalité, cette réalité incluse dans toute idée valable de surréalisme, cette réalité qui ne signifie pas soumission aux formes extérieures, mais possession de la matière et victoire sur elle. Il ne sera pas surprenant de voir Labisse célébrer ses noces avec cette planète qui est bien ce que nous possédons de plus sûr dans le ciel, de le voir célébrer ses noces terrestres avec la sensualité qu’interdit tout art intellectuel... 
Sur Lucien Laforge : La peinture de Laforge est une peinture qui ne se préoccupe ni d’être actuelle ni de plaire. Mais elle plaît à quiconque aime la probité, la sève et la constance à travers les accidents du destin. Et c’est parce que dans ce sens la constance est une vertu française qu’il nous plaît de saluer en Laforge un vrai peintre français, issu de notre sol, de nos villes et de nos visions... 
Sur André Masson : André Masson nous exprime loyalement l’aspect des bêtes. Il ne se livre à aucun rapprochement pictural anthropomorphique. La manière de ces tableaux est généralement extrêmement délibérée. Le tracé en est rapide, énergique, sans remords. Il semblerait que sous le pinceau, la plume ou le pastel, les animaux qu’il propose à notre intention dans les attitudes de la fureur et de la violence aient été créés par lui au temps d’une inimaginable genèse...

Robert Desnos - Éditions Flammarion

Écrits sur l'art

Extrait :

Sur Giorgio de Chirico : J’imagine un architecte en quête d’un point de perfection tel qu’on puisse souhaiter voir le mouvement s’y stabiliser à jamais ; la tête entre les mains, il est le portrait même du chercheur ; je prévois qu’il va se jeter par la fenêtre ; pour qu’il n’en fasse rien, je colle sur les vitres une toile ; il rouvre les yeux, s’écrie au miracle, va s’élancer dans une rue mystérieuse qui s’ouvre de plain-pied. Je l’arrête, le force à regarder ; au bas du tableau il lit Giorgio de Chirico... Sur Eugène Mac Cown : Ce jeune Américain scelle les chevaux du songe ; Pâlissez belles joues ; Voyageurs, en voiture ; Fouette, cocher ; Eugène Mac Cown, fermez les yeux et partez pour ce désert où il y a une ville à bâtir... Sur Man Ray : Attention ; un petit oiseau va sortir. Un petit oiseau est sorti, un petit oiseau apporte au nid des jolies filles, des fougères. Il ne dédaigne ni les tire-bouchons, ni les jambes de la Tour Eiffel, ni les morceaux de sucre. Il les offre à quelque prestidigitateur amusé de nous voir stupéfiés d’un monde recréé... Sur Sonia Delaunay : Je veux la remercier d’avoir supprimé le préjugé hiérarchique, d’aimer suffisamment la vie, la vie magnifique, pour nous offrir des chefs-d’œuvre qui embelliront nos gestes quotidiens. Elle n’a pas commis l’erreur de quêter l’approbation de quelques esthètes ; elle n’a point pensé à Montparnasse, aux petits cénacles, elle va vers la foule, la foule insensible... Sur Max Ernst : Max Ernst nous apprend qu’au-dessus des nuages marche la minuit. Au-dessus de la minuit plane l’oiseau invisible du jour. Un peu plus haut que l’oiseau, l’éther pousse, les murs et les toits flottent. Fontaines gemmifiantes, astrifiantes, quel secret a-t-il découvert dans vos eaux ? Sur Paul Klee : Comment ne point appeler miracle, Paul Klee, cette excursion au plus secret des mers dont vous êtes revenu avec, dans le creux des paumes, un trésor de micas, de comètes, de cristaux, une moisson d'hallucinants varechs et le reflet des villes englouties. Les crabes, oui, les crabes eux-mêmes ont des ailes... Sur Renée Sintenis : Que l’agonie des arbres attriste les cités grelottantes qui ont froid aux yeux et jusque sous les bras, Berlin n’est pas de ces midinettes épilées. Douce fourrure végétale, son Tiergarten moutonne, frémit. Au soleil d’avril fond la glace dernière pudeur de l’hiver. Une longue jeune femme s’est baissée pour mieux entendre battre le grand cœur souterrain. Promeneuse des aubes claires, Madame Renée Sintenis, à franches, à pleines mains, va ravir au sol de quoi modeler un nouvel Adam... Sur Goya : S’il y a chez Daumier, surtout dans ses sculptures, des déformations dont l’expressionnisme se garda bien de faire fi, il y a aussi les fameux noirs de Goya, que Manet certes n’ignora point. Récemment, à la prison de Madrid où je le visitais, un camarade qui ne dédaignait pas de parler peinture, derrière ses barreaux, se réjouissait de constater : « Si Goya vivait, il serait avec nous. » 

René Crevel - Éditions Ombres