Chroniques d'art

Extrait :

Parlons d'abord d'Henri Matisse, un des peintres les plus décriés du moment. N'a-t-on pas vu récemment la presse tout entière (y compris ce journal) le combattre avec une rare violence ? Nul n'est prophète en son pays et la France se prépare à lapider un des artistes les plus séduisants de la plastique contemporaine. Je suis heureux que l'occasion me soit offerte de louer encore une fois l'intégrité de cet art. Matisse est un des rares artistes qui se soient complètement dégagés de l'impressionnisme. Il s'efforce non pas d'imiter la nature mais d'exprimer ce qu'il voit et ce qu'il sent par la matière même du tableau, ainsi qu'un poète se sert des mots du dictionnaire pour exprimer la même nature et les mêmes sentiments. Il possède avec cela un talent véritable et son unique tableau exposé au milieu d'œuvres où l'influence des impressionnistes se fait encore sentir ressort bien davantage. C'est là une œuvre d'art authentique... Puy est en grand progrès. Ses paysages avec la mer sont transparents comme aux plus beaux jours et sa femme nue toisonnée a la minceur et la hardiesse d'une petite courtisane vénitienne qu'aurait aimée une fois Casanova et devant qui Jean-Jacques aurait été gêné. Les deux toiles de Marquet si simples soient-elles s'imposent à l'attention. Ce peintre regarde la nature avec bonté. Il y a en lui un peu de la douceur de saint François... Le talent de Raoul Dufy ne va pas sans analogies, d'une part, avec les peintres de l'Ombrie et, d'autre part, avec les graveurs sur bois d'autrefois. Ses tableaux sont bien ordonnés et il peint avec certitude. Il faut attacher un grand prix à ces petites choses qu'il s'est contenté d'exposer... Les trois tableaux de Mlle Marie Laurencin marquent chez cette artiste un progrès considérable. Son art est plus mâle que celui des autres femmes qui s'adonnent aux arts plastiques. Et cette virilité idéale s'allie à une grâce, un charme qu'on ne trouverait pas ailleurs. On sent dans ces toiles une science sûre d'elle-même et une imagination d'un lyrisme plastique très décoratif. La pureté d'un tel art est l'honneur d'une époque... Robert Delaunay n'est pas comme Metzinger prêt à tout tenter en faveur de l'art. Mais sa sagesse ne l'éloigne point des bizarreries et nous vaut cette fois-ci des toiles solidement peintes qui ont l'air malheureusement de commémorer un tremblement de terre... Les tableaux de M. Van Dongen sont l'expression de ce que les bourgeois souffrant d'entérite appellent aujourd'hui de l'audace. Pour ma part, j'y vois bien quelques dons de peintre, mais aussi une vulgarité que l'artiste cherche à transformer en brutalité. Passons à Rousseau, le Douanier. Il a envoyé un grand tableau intitulé Le Songe ; sur un sofa 1830, dort une femme nue. Tout autour pousse une végétation tropicale qu'habitent des singes et des oiseaux de paradis et, tandis qu'un lion et une lionne passent tranquillement, un nègre joue du galoubet. De ce tableau se dégage de la beauté, c'est incontestable. Je crois que cette année personne n'osera rire... Demandez aux peintres. Tous sont unanimes : ils admirent. Ils admirent tout, vous dis-je, même ce canapé Louis-Philippe perdu dans la forêt vierge, et ils ont bien raison... 

Guillaume Apollinaire - Éditions Gallimard

Le Sujet dans le tableau

Extrait :

Du point de vue de Vulcain, ce dernier joue doublement un rôle d'écran : écran à travers lequel quelque chose est vu - incomplètement et confusément, comme le sont pour nous les parties voilées des corps de Mars et Vénus -, écran vers lequel se projette le désir de celui qui regarde. Cette description fait entendre comment Primatice a pu voir dans le Vulcain de Parmigianino une figure virtuelle du peintre face à sa toile. Il le pouvait d'autant mieux que Parmigianino lui-même avait d'excellentes raisons pour interpréter de la sorte la figure mythique de Vulcain : celle-ci était, pour ainsi dire, toute prête à jouer ce rôle. L'Antiquité classique avait fait de Vulcain le dieu à l'origine des arts, modèle divin des héros que sont Prométhée et Dédale. Mais il y a plus précis. L'allure singulière que Parmigianino donne au divin artisan tient à ce que, comme le laisse entendre Vasari, Parmigianino pratiquait la peinture sur le mode de l’inspiration. Tout en le condamnant pour ne pas avoir été un des plus grands peintres du temps à cause de sa passion pour l'alchimie, Vasari lui accorde une circonstance atténuante dont les termes pourraient servir de commentaire au dessin : « Je ne nie pas que le meilleur moment pour travailler est celui où l'artiste, excité par l'inspiration, en ressent l'envie : mais je blâme celui qui travaille peu ou ne travaille pas du tout, consacrant son temps à de vaines recherches ». Même pour le laborieux Vasari, le meilleur moment est celui où vous prend l'excitation de l'inspiration, et c'est sans doute ce meilleur moment que Parmigianino a mis en scène, pour lui-même, à travers la figure de son Vulcain excité par le spectacle de ce qui vient de se prendre dans sa toile. Les cheveux de Vulcain emportés par le vent, son geste de la main dans la barbe, l'érection de son sexe : ces trois détails confirment cette interprétation dans la mesure où ils trouvent leur cohésion à correspondre à trois aspects complémentaires de la théorie maniériste de l'inspiration artistique. Telle que l'a conçue Parmigianino, la coiffure de Vulcain correspond en effet à l'iconographie de l'Occasio. Représentée nuque découverte, cheveux ramenés par le vent sur le devant du front, signifiant par là qu'il faut la saisir au bon moment, quand elle se présente et avant qu'elle ne s'échappe, l'Occasio exprime une conception du Temps, comme succession de moments brefs et décisifs, à saisir dans l'instant. Dans le dessin, le moment propice auquel Vulcain donne figure est celui de l'inspiration créatrice, le moment où le premier concept jaillit, tel une étincelle, allume l'amadou de l'imagination et remue les fantasmes et les imaginations idéales. Rapporté au thème narratif du dessin, ce texte suggère que Parmigianino n'a pas représenté le moment où Vulcain saisit au piège les coupables ; il a mis en scène le moment où Vulcain a le premier concept du piège à venir et entrevoit l'effet désiré. Son érection et son regard mettent indubitablement Vulcain en position de voyeur par rapport à ce qui se développe dans le voile. Ce voyeurisme s'interprète comme celui du regard intérieur de l'esprit, ce dessin que la peinture a pour mission de réaliser en l'extériorisant... 

Daniel Arasse - Éditions Gallimard

Scènes de campagne

Extrait :

Au bout de trois quarts d'heure de marche, ils gravissaient, l'un suivant l'autre et tous les deux un peu essoufflés, le raidillon par lequel on arrive de Marlotte à la Mare aux Fées. Le plateau, qui doit sans doute son nom à quelque superstition légendaire dont la tradition n'a pas été conservée, domine d'un côté toute l'étendue du pays. Souvent reproduit par la peinture, c'est assurément l'un des lieux les plus remarquables que renferme la forêt. Aussi, l'on comprend que tous les artistes, non seulement y viennent, mais encore y reviennent, car à la vingtième visite on peut encore découvrir une beauté nouvelle, un aspect nouveau, dans les mille tableaux, d'un caractère différent, qui d'eux-mêmes se dessinent à l'œil, et peuvent à loisir se rattacher au tableau principal ou s'en isoler, comme dans ces merveilleux chefs-d'œuvre épiques où l'abondance des épisodes apporte de la variété sans répandre de la confusion dans la grandeur et dans la simplicité de l'ensemble. C'est au point central du plateau que se trouve la mare, ou plutôt les deux mares formées sans doute par l'accumulation des eaux pluviales qu'ont retenues les bassins naturels creusés dans les rochers. Ce roc immense règne en partie dans toute l'étendue du plateau. Disparaissant à des profondeurs irrégulières, il reparaît à chaque pas, éventrant le sol par une brusque saillie. Aux fantastiques rayons de la lune, on se croirait encore sur quelque champ de bataille olympique où des cadavres de Titans mal enterrés pousseraient hors de terre leurs coudes ou leurs genoux monstrueux. Ce qui permet de supposer que cet endroit est situé au-dessus de quelque crypte formée par une révolution naturelle, c'est que le sabot d'un cheval ou seulement la course d'un piéton éveille des sonorités qui paraissent se prolonger souterrainement. A l'entour des deux mares, et profitant des accidents de terre végétale, ont crû les herbes aquatiques et marécageuses, où les grenouilles chassent les insectes, où les couleuvres chassent les grenouilles. Au bord de la grande mare, deux énormes buissons, surnommés les Buissons-aux-Vipères, enchevêtrent et hérissent leurs broussailles hargneuses, mêlant aux dards envenimés des orties velues l'épine de l'églantier sauvage et les ardillons de la ronce grimpante, qui va tendre sournoisement parmi les pierres les lacets de ses lianes dangereuses aux pieds nus. Qu'une vache se détache du troupeau et vienne boire à cette eau croupie ; qu'une paysanne s'agenouille au bord, pour laver son linge ou plutôt pour le salir ; qu'un bûcheron vienne aiguiser sa cognée sur le roc, et ce seront autant de tableaux tout faits, que le peintre n'aura qu'à copier. Aussi la Mare aux Fées est-elle de préférence le lieu choisi par les artistes qui vont à Fontainebleau dans la belle saison : ceux qui habitent les confins éloignés de la forêt y viennent souvent, ceux qui résident dans les environs y viennent toujours.
- Ne restons pas là, dit Lazare à Zéphyr, dans une heure tous les rapins des environs vont venir planter leur parasol autour de la mare, et le plateau aura l'air d'un carré de champignons.
- Quels sont ces messieurs ? demanda-t-il à Zéphyr, qui s'était tourné d'un autre côté, au passage du groupe.
- C'est les désigneux de Marlotte, qui vont prendre leur leçon avec leur maître.
Au même instant, celui que Zéphyr désignait ainsi se retournait vers la petite troupe, et Lazare put l'entendre dire à ses élèves, auxquels il montrait l'effet produit sur le paysage :
- Messieurs, il est six heures ; c'est l'heure où le jaune de Naples règne dans la nature...

Henry Murger