Face à l'art contemporain

Extrait :

Le mode d'emploi que j'applique habituellement dans mes visites d'expo - je ne m'arrête qu'à ce qui m'arrête - ne peut plus fonctionner ici, me laissant l'impression amère que je n'ai rien vu, rien compris, rien saisi, parce que ce qui est à voir n'est pas l'objet, mais ce qui a présidé à sa présence en ce lieu. Or cela, qui fait l'objet de ce qui est à voir à travers l'objet, n'est accessible que par des histoires, des narrations, des démonstrations, qui en sont le mode d'emploi : toutes ces histoires qui circulent dans le milieu de l'art contemporain, ces anecdotes, ces récits qui font la trame des articles dans les revues spécialisées, qui font l'intrigue des blagues que racontent à table les artistes - tous ces récits qui font la mythologie de l'art contemporain, comblant ces « trous dans le réel » dont parle si bien Pierre Lamaison. Mais quand on visite une exposition sans avoir les récits, on ne voit que les objets, c'est-à-dire les trous, n'est-ce pas ? Et dans un trou il n'y a rien, ni personne : rien à regarder, personne pour voir ; personne pour regarder, rien à voir. « Ce n'est plus l'art qui fait le lien, mais le lien qui fait l'art », comme il est écrit dans le texte de Pierre. En ce sens, l’expo est à l'épicentre de la question : ce qui fait l'art contemporain, c'est l'insertion dans le réseau de l'art contemporain. Littéralement : être de ce monde est la condition pour qu'existent les « objets » - les choses, les images - qui en forment les bornes, les repères, les balises - mais pas les buts, pas les « objets » au sens de but et fin de l'activité. Les objets - les œuvres - n'y sont que les instruments de la circulation des personnes. Pas question de s'y arrêter, pas question d'attendre qu'ils nous arrêtent, puisqu'ils sont là pour nous faire circuler d'un nom propre à l'autre, d'une histoire à une autre... À condition, bien sûr, d'être dans ce monde, d'y avoir au moins un pied, ou un introducteur, un intercesseur - un qui lance la bille et en rit, pour nous faire comprendre que les objets sont là pour bouger, et les gens pour en rigoler ? C'est là le paradoxe : cet art contemporain qui a tant élargi les frontières de l'art n'est accessible qu'à ceux qui ont réussi à entrer dans ce monde aux frontières bien délimitées, dans lequel on ne pénètre plus par la contemplation des objets (comme le croient encore ceux qui, naïvement, « visitent » ces expositions) mais par les récits qui les trament, c'est-à-dire par les personnes qui les racontent. Plus la circulation est fluide et ouverte, dans ce réseau rhizomatique sans entrée ni sortie, plus le réseau lui-même est protégé par la barrière impitoyable de l'interconnaissance, de l'intronisation. Nous revoilà, un siècle après, chez les Guermantes : une fois admis dans un salon, on a accès à l'ensemble du réseau, et avec lui à la somme des minuscules anecdotes qui donnent sens à ce qui s'y dit (ou réduisent ce qui s'y dit à son très peu de consistance, comme s'en aperçoit le narrateur à la fin de la première soirée, attendant que celle-ci commence vraiment alors qu'elle est en train de se terminer) ; mais tant qu'on n'y a pas été introduit, on ne peut que rester à l'extérieur, désespérément - ou simplement ailleurs, légèrement, inconscient qu'il y a là un dedans et qu'on est au-dehors...

Nathalie Heinich - Éditions de l'Échoppe

l'ABCdaire de l'art contemporain

Extrait :

L'illusion d'éternité indiquait qu'une œuvre était à la fois ce qui transcendait l'histoire et caractérisait un moment de l'histoire, histoire de l'art ou histoire tout court. Or, les matériaux mêmes qu'emploient les artistes contemporains sont souvent périssables, s'autodétruisent lentement. L'ubiquité voulait qu'une œuvre soit toujours identique quel que fut le lieu où elle était présentée. Nombre d'œuvres de l'art contemporain, notamment les installations ou les performances, refusent ce diktat ; beaucoup sont produites pour un lieu précis ou, au contraire, nient l'idée d'unicité en devenant multiples, c'est-à-dire produites à plusieurs exemplaires. L'art est dès lors indexé à un espace de présentation. Enfin, l'illusion d'évidence voulait que chaque spectateur possédât le savoir nécessaire à sa compréhension. Cette illusion, directement issue de la Renaissance, reposait aussi sur le fait que l'œuvre d'art avait un public spécialisé et une destination précise. Au contraire, l'art contemporain repose le plus souvent sur un effet qui serait de l'ordre de la sensation pure et de l'immédiateté des significations. Nul besoin aujourd'hui de connaître l'iconographie attachée à certains personnages antiques ou religieux. Bien sûr, les œuvres contemporaines s'inscrivent toujours dans les limites d'une culture déterminée (il faut en effet savoir qui est Marylin pour apprécier une toile d'Andy Warhol). Cependant, ce renversement a contraint nombre d'artistes à concevoir différemment leur pratique artistique. Désormais, les œuvres se proposent de donner des informations, informations sur le monde, informations sur la subjectivité de l'auteur... De ce fait, l'art contemporain se trouve souvent à la frontière qui sépare l'information de la fiction, frontière entre le documentaire et la mise en abîme de notre société. Tracer l'histoire de l'art contemporain depuis la fin des années 1960 revient aussi à voir et à comprendre comment les artistes ont dû prendre en compte ce nouvel ordre consumériste, quitte à le refuser pour s'enfermer dans le secret de leur atelier. Pour cette raison, cette histoire de l'art contemporain débute avec le pop art et Warhol, premier artiste qui a véritablement pris en considération ces phénomènes. Ses sérigraphies, directement issues des images des médias, ne célèbrent-elles pas l'ère de la banalité, l'ère où l'œuvre d'art entre définitivement en crise face à la concurrence féroce d'une société désormais tournée vers le spectacle de sa propre réussite. À la même époque, certains artistes tentent, par d'autres moyens, de surmonter cette impasse. Fluxus, les prémices de l'art corporel, mais aussi le formalisme de l'art minimal constituent autant de réponses possibles à cet état de fait. C'est également vers 1965 que surgit une jeune génération d'artistes utilisant la photographie comme nouveau médium. Celle-ci leur sert de support d'information et d'outil objectif au service d'une pratique artistique...

Librairie Publico - Éditions Flammarion

Jenny toute nue



Extrait :

Le niveau de l'eau avait remonté, après deux jours de pluie, et le petit ruisseau était plein jusqu'aux bords. Pour la première fois depuis une semaine, après un brouillard matinal, le ciel était bleu et le soleil chaud. Leslie ôta sa chemise et son pantalon. Il ne portait jamais de maillot ni de caleçon, que mes parents m'imposaient. La mère de Leslie était morte et son père ne se souciait guère qu'il portât ou non des sous-vêtements. Leslie sauta dans l'eau trouble. « Si le vieux Howes vient, dit-il, et s'il veut nous faire sortir, nous lancerons de la vase sur lui, Jack, tu veux ? » « Oui, mais il ira le dire à ton père. » « Je n'ai pas peur du vieux Howes », dit Leslie, faisant une grimace, puis il s'interrompit pour écouter : quelqu'un avait marché sur une branche morte, derrière les buissons, et les craquements avaient dominé le bruit de la rivière. « Qui est-ce ? » murmura Leslie. Soudain, entre les buissons, Jenny apparut. Elle était la fille du vieux Howes ; elle avait à peu près notre âge, un ou deux ans de plus peut-être. « Qu'est-ce que tu viens faire ici ? » dit-il rudement à Jenny pour l'effrayer. « Je viens ici quand ça me plaît. » « Tu ne peux pas venir quand nous prenons un bain ; tu n'es pas un garçon. » « Je viens quand je veux, monsieur, dit Jenny ; la rivière n'est pas à toi. » « Ni à toi », dit Leslie, qui lui fit une grimace. « Bon, dit Jenny, puisque c'est comme ça, Leslie Blake, je vais prendre tes habits et les cacher. » Elle prit le pantalon de Leslie et ma chemise. Leslie me tira par le bras, vers la rive. Nous n'allions pas vite car nos pieds s'enfonçaient dans la vase. « Nous allons la faire boire, murmura Leslie ; la faire boire un bon coup. Viens. » J'avais peur de jeter Jenny à l'eau. Une fois nous avions fait boire un petit nègre qui s'appelait Bisco, et nous l'avions presque noyé. Il était devenu tout mou dans nos mains et nous l'avions étendu sur le bord et roulé comme un tonneau ; l'eau jaune de la rivière coulait de sa bouche. « Oh ! je sais ce que nous allons lui faire », dis-je. « Quoi ? » « La frotter de vase. » « Entendu, dit Leslie, quand on frotte quelqu'un avec de la vase ou qu'on le fait boire, ça le guérit de rapporter. » Leslie la jeta par terre à plat ventre et lui tint les bras derrière le dos et le visage dans l'herbe. Elle ne pouvait pas crier. « Déshabille-la, Jack, dit-il ; je la tiens. » J'ôtai la robe de Jenny et la jetai sur un buisson. « Toute nue ? » « Bien sûr. Nous ne pouvons pas la frotter avec de la vase si elle n'est pas toute nue. » Nous luttâmes avec Jenny et, lorsque nous lui eûmes ôté sa chemise, Leslie jeta la vase sur elle. Il l'étendit sur ses bras, ses épaules, ses jambes, en prenant garde de ne point en mettre dans ses cheveux, car après on ne peut plus s'en débarrasser. Une poignée sur les cuisses, le ventre, une autre sur les épaules et les seins. Jenny ne bougeait pas ; elle frissonnait lorsque Leslie frottait les parties les plus délicates de son corps avec le mélange de limon et de feuilles décomposées. Le reste du temps, on aurait dit qu'elle dormait...

Erskine Caldwell - Éditions Gallimard