Propos sur la peinture du moine Citrouille amère

Extrait :

La peinture émane de l'intellect : qu'il s'agisse de la beauté des monts, fleuves, personnages et choses, ou qu'il s'agisse de l'essence et du caractère des oiseaux, des bêtes, des herbes et des arbres, ou qu'il s'agisse des mesures et proportions des viviers, des pavillons, des édifices et des esplanades, on n'en pourra pénétrer les raisons ni épuiser les aspects variés, si en fin de compte on ne possède cette mesure immense de l'unique trait de pinceau. Si loin que vous alliez, si haut que vous montiez, il vous faut commencer par un simple pas. Aussi, l'unique trait de pinceau embrasse-t-il tout, jusqu'au lointain le plus inaccessible et sur dix mille millions de coups de pinceau, il n'en est pas un dont le commencement et l'achèvement ne résident finalement dans cet unique trait de pinceau dont le contrôle n'appartient qu'à l'homme. Par le moyen de l'unique trait de pinceau, l'homme peut restituer en miniature une entité plus grande sans rien en perdre : du moment que l'esprit s'en forme d'abord une vision claire, le pinceau ira jusqu'à la racine des choses. Si l'on ne peint d'un poignet libre, des fautes de peinture s'ensuivront ; et ces fautes à leur tour feront perdre au poignet son aisance inspirée. Les virages du pinceau doivent être enlevés d'un mouvement, et l'onctuosité doit naître des mouvements circulaires, tout en ménageant une marge pour l'espace. Les finales du pinceau doivent être tranchées, et les attaques incisives. Il faut être également habile aux formes circulaires ou angulaires, droites et courbes, ascendantes et descendantes ; le pinceau va à gauche, à droite, en relief, en creux, brusque et résolu, il s'interrompt abruptement, il s'allonge en oblique, tantôt comme l'eau, il dévale vers les profondeurs, tantôt il jaillit en hauteur comme la flamme, et tout cela avec naturel et sans forcer le moins du monde. S'abandonnant au gré de la main, d'un geste, on saisira l'apparence formelle aussi bien que l'élan intérieur des monts et des fleuves, des personnages et des objets inanimés, des oiseaux et des bêtes, des herbes et des arbres, des viviers et des pavillons, des bâtiments et des esplanades, on les peindra d'après nature ou l'on en sondera la signification, on en exprimera le caractère ou l'on en reproduira l'atmosphère, on les révèlera dans leur totalité ou on les suggérera elliptiquement.
Quand bien même l'homme n'en saisirait pas l'accomplissement, pareille peinture répondra aux exigences de l'esprit...


Shitao & Pierre Ryckmans - Éditions Plon

Cinq méditations sur la beauté



Extrait :

Au long du XVIIIe siècle, dans divers pays de l'Europe occidentale, on se mit à repenser le problème de la beauté dans l'art. Dans son article sur le Beau, Diderot, admirateur de Chardin, a une démarche encore fondamentalement classique, avec quelques percées dans le sens d'un regard plus neuf, lorsque, touchant la structure interne d'une œuvre, il soutient, comme nous l'avons vu précédemment, que la beauté qui en émane réside dans les rapports, ou lorsqu'il avance l'idée que, par-delà l'imitation, l'art nous apprend à voir dans la nature ce que nous ne voyons pas dans la réalité... C'est à Baumgarten que revient le mérite d'avoir été le premier à émettre le vœu que soit instituée une discipline ayant trait à l'esthétique, sorte de science de la sensibilité, la beauté étant à ses yeux la forme sensible de la vérité. Immédiatement après lui, les penseurs allemands se feront un devoir de réfléchir sur la question de la beauté. Kant lui-même n'y fait pas exception. À ses grandes « critiques », il ajoutera une « Critique de la faculté de juger », consacrée à la manière dont l'homme appréhende le beau. Dans cet ouvrage admirable de rigueur et de clarté, le point de vue du philosophe est celui d'un spectateur qui se trouve devant un objet de beauté ou une œuvre d'art, et qui tente de l'apprécier. Il n'est pas tout à fait celui d'un créateur engagé dans le processus de la création dont la conscience affronte la beauté comme un défi qui lui est lancé. Cela est logique, car la démarche générale du philosophe est « dualiste ». Il est dans la position d'un sujet qui aborde l'objet de face dans l'intention de le connaître. On sait avec quelle lucidité il a pu mesurer jusqu'où peut tendre la connaissance humaine. Toutefois, on sait aussi que sa réflexion philosophique l'a conduit à poser que « la chose en soi », la chose telle qu'elle est en elle-même, l'homme ne peut la connaître. Pour le philosophe, notre goût est l'élément de base qui nous permet de juger le beau et il va nous donner quatre définitions du beau : 1. Le beau est l'objet d'une satisfaction désintéressée ; 2. Est beau ce qui plaît universellement sans concept, c'est-à-dire qu'on ne peut pas prouver la beauté, mais seulement l'éprouver ; 3. Le beau est la forme de la finalité d'un objet en tant qu'elle y est perçue sans représentation de fin, c'est à dire qu'une œuvre d'art ne vise pas une fin utile ; 4. Est beau ce qui est reconnu sans concept comme l'objet d'une satisfaction nécessaire, c'est-à-dire que chacun de nous doit nécessairement y être sensible. À nos yeux, ces quatre définitions sont probablement insuffisantes pour appréhender tout l'ébranlement de l'être, toute la transformation potentielle qui s'opèrent à l'intérieur d'un sujet lorsque le désir et l'esprit de celui-ci sont aux prises avec la beauté...

François Cheng - Éditions Albin Michel

Shitao et Cézanne



Extrait :

Bien évidemment, chacune de ces aventures porte les caractéristiques d’une personnalité, d’une époque, d’une culture, et en conséquence, elles ne sont pas en tous points analogues. Mais les différences évidentes ne sauraient masquer que ceux qui ont été embarqués dans cette aventure ont chaque fois emprunté un même chemin. Ce que je sais de Shitao, je l'ai puisé dans deux ouvrages : le premier a pour titre : Les propos sur la peinture du moine Citrouille-amère, un traité qu'il a écrit à la fin de sa vie, et qui a été traduit et remarquablement commenté par Pierre Ryckmans. Et le second est signé François Cheng : Shitao, la saveur du monde. Il comporte une éclairante présentation et de nombreuses reproductions, accompagnées de poèmes et de commentaires. Qui était donc Shitao ? Il a vécu de 1642 à 1707. Quand il avait trois ans, en une période de troubles politiques, sa famille a été assassinée, et c'est à un serviteur que l'enfant a dû d'échapper au massacre. Les spécialistes de la toute petite enfance nous apprennent d'ailleurs qu'un bébé ou un tout jeune enfant, lorsqu'il est brutalement séparé de sa mère, subit une fracture psychique qui laissera de graves séquelles. On peut donc penser que ce drame survenu à l'aube de la vie de Shitao a fait de lui un être meurtri, déchiré, souvent en guerre contre lui-même. Sans doute a-t-il eu aussi des problèmes d'identité. On lui connaît une trentaine de pseudonymes : « Racine obtuse, Rongé jusqu'aux os, Moitié d'homme, Moine citrouille-amère, le Vieillard solitaire, le Disciple de la Grande Pureté, etc... » Il est vrai aussi qu'en Chine, les peintres et calligraphes ont souvent pris des pseudonymes pour échapper à la notoriété et rester totalement libres. Toute sa vie, il n'a cessé de se déplacer. Il s'est établi à Nankin où, à la fois poète, calligraphe et peintre, il est devenu un personnage public et fêté. Son génie était reconnu. Mais il est toujours resté un homme indiscipliné, rebelle, peignant avec fougue des œuvres pleines d'audace, et bien que moine, il semble qu'il n'ait pas toujours dédaigné les plaisirs de la vie. Tout comme celle de Cézanne en France, son œuvre a créé une rupture et marqué l’histoire de la peinture chinoise. Après elle, il ne fut plus possible de peindre comme avant. À l’instar de Cézanne, Shitao était toujours à l’affût, et son œil insatiable ne cessait d’observer, scruter, engranger. Ainsi a-t-il pu écrire : « Maintenant, les Monts et les Fleuves me chargent de parler pour eux ; ils sont nés en moi et moi en eux ». Dans cet ordre d’idées, Cézanne a pu dire : « Le paysage se pense en moi, et je suis sa conscience »...

Charles Juliet - Éditions de l'Échoppe

Le monde comme volonté...

Extrait :

Toute œuvre d'art tend à nous montrer la vie et les choses telles qu'elles sont dans leur réalité, mais telles aussi que chacun ne peut les saisir immédiatement à travers le voile des accidents objectifs et subjectifs. C'est ce voile que l'art déchire. Les œuvres de la poésie, de la sculpture et des arts plastiques en général contiennent, chacun le sait, des trésors de profonde sagesse ; c'est qu'en elles justement parle la sagesse de la nature même des choses, dont elles ne font que traduire les arrêts sous une forme plus précise et plus pure. Mais aussi faut-il sans doute que tout lecteur d'un poème, ou tout spectateur qui contemple une œuvre d'art contribue par ses propres ressources à mettre au jour cette sagesse : il ne peut donc jamais la saisir que dans la mesure de ses capacités et de son instruction. Ce concours du spectateur, nécessaire à la jouissance esthétique, repose en partie sur ce fait que toute œuvre d'art a besoin pour agir de l'intermédiaire de l'imagination, qu'elle doit par suite stimuler, sans jamais la négliger ni la laisser inactive. C'est une condition de l'impression esthétique, et par là une loi fondamentale de tous les arts. Il en résulte que l'œuvre d'art ne doit pas tout livrer directement aux sens, mais juste ce qu'il faut pour mettre l'imagination en bonne voie, l'imagination doit toujours avoir quelque chose à ajouter, c'est elle qui doit avoir le dernier mot. Voltaire l'a dit très justement : « Le secret d'être ennuyeux, c'est de tout dire ». Voilà pourquoi souvent les esquisses des grands maîtres font plus d'effet que leurs tableaux achevés, parce qu'ils ne laissent rien à faire à l'imagination. La sculpture, en effet, ne donne que la forme, mais non la couleur ; la peinture donne la couleur, mais la simple apparence de la forme ; toutes deux ont ainsi recours à l'imagination du spectateur. Et la poésie ne s'adresse qu'à la seule imagination, qu'elle met en activité par le moyen de simples mots...

Arthur Schopenhauer - Presses Universitaires de France