Proudhon et Courbet



Extrait :

Proudhon est un esprit honnête, d'une rare énergie, voulant le juste et le vrai. Il est le petit-fils de Fourier, il tend au bien-être de l'humanité ; il rêve une vaste association humaine, dont chaque homme sera le membre actif et modeste. Il demande, en un mot, que l'égalité et la fraternité règnent, que la société, au nom de la raison et de la conscience, se reconstitue sur les bases du travail en commun et du perfectionnement continu... Je le vois, à la porte de sa cité future, inspectant chaque homme qui se présente, sondant son corps et son intelligence, puis l'étiquetant et lui donnant un numéro pour nom, une besogne pour vie et pour espérance. L'homme n'est plus qu'un infime manœuvre. Un jour, la bande des artistes s'est présentée à la porte. Voilà Proudhon perplexe... Vous avez raison de trembler, vous n'auriez pas dû les laisser entrer dans votre ville modèle. Ce sont des gens singuliers qui ne croient pas à l'égalité, qui ont l'étrange manie d'avoir un cœur, et qui poussent parfois la méchanceté jusqu'à avoir du génie. Ils vont troubler votre peuple, déranger vos idées de communauté, se refuser à vous et n'être qu'eux-mêmes... Je comprends parfaitement l'idée de Proudhon, et même, si l'on veut, je m'y associe. Il veut le bien de tous, il le veut au nom de la vérité et du droit, et il n'a pas à regarder s'il écrase quelques victimes en marchant au but. Je consens à habiter sa cité ; je m'y ennuierai sans doute à mourir, mais je m'y ennuierai honnêtement et tranquillement, ce qui est une compensation... Sa définition de l'art, habilement amenée et habilement exploitée, est celle-ci : Une représentation idéaliste de la nature et de nous-mêmes, en vue du perfectionnement physique et moral de notre espèce. Cette définition est bien de l'homme pratique dont je parlais tantôt, qui veut que les roses se mangent en salade. Mais elle m'inquiète un peu... L'artiste par lui-même n'est rien, il est tout par l'humanité et pour l'humanité. En un mot, le sentiment individuel, la libre expression d'une personnalité sont défendus. Il faut n'être que l'interprète du goût général, ne travailler qu'au nom de tous, afin de plaire à tous. L'art atteint son degré de perfection lorsque l'artiste s'efface, lorsque l'œuvre ne porte plus de nom, lorsqu'elle est le produit d'une époque tout entière, d'une nation, comme la statuaire égyptienne et celle de nos cathédrales gothiques...

Moi,je pose en principe que l'œuvre ne vit que par l'originalité. Il faut que je retrouve un homme dans chaque œuvre, ou l'œuvre me laisse froid. Je sacrifie carrément l'humanité à l'artiste. Ma définition d'une œuvre d’art serait, si je la formulais : Une œuvre d’art est un coin de la création vu à travers un tempérament...


Émile Zola - Éditions Mille et une nuits

L'œil et l'esprit (2)

Extrait :

Le monde du peintre est un monde visible, rien que visible, un monde presque fou, puisqu’il est complet n’étant cependant que partiel. La peinture réveille, porte à sa dernière puissance un délire qui est la vision même, puisque voir c’est avoir à distance, et que la peinture étend cette bizarre possession à tous les aspects de l’Être, qui doivent de quelque façon se faire visibles pour entrer en elles. La peinture n'évoque rien, et notamment pas le tactile. Elle fait tout autre chose, presque l'inverse : elle donne existence visible à ce que la vision profane croit invisible, elle fait que nous n'avons pas besoin de « sens musculaire » pour avoir la voluminosité du monde. Cette vision dévorante, par-delà les « données visuelles », ouvre sur une texture de l'Être dont les messages sensoriels discrets ne sont que les ponctuations ou les césures, et que l'œil habite, comme l'homme sa maison. Restons dans le visible au sens étroit et prosaïque : le peintre, quel qu'il soit, pendant qu'il peint, pratique une théorie magique de la vision. Il lui faut bien admettre que les choses passent en lui ou que, selon le dilemme sarcastique de Malebranche, l'esprit sort par les yeux pour aller se promener dans les choses, puisqu'il ne cesse d'ajuster sur elles sa voyance. (Rien n'est changé s'il ne peint pas sur le motif : il peint en tout cas parce qu'il a vu, parce que le monde a, au moins une fois, gravé en lui les chiffres du visible.) Il lui faut bien avouer que la vision est miroir ou concentration de l'univers, ou que la même chose est là-bas au cœur du monde et ici au cœur de la vision, la même ou, si l'on y tient, une chose semblable, mais selon une similitude efficace, qui est parente, genèse, métamorphose de l'être en sa vision. C'est la montagne elle-même qui, de là-bas, se fait voir du peintre, c'est elle qu'il interroge du regard. Que lui demande-t-il au juste ? De dévoiler les moyens, rien que visibles, par lesquels elle se fait montagne sous nos yeux. Lumière, éclairage, ombres, reflets, couleur, tous ces objets de la recherche ne sont pas tout à fait des êtres réels : ils n'ont, comme les fantômes, d'existence que visuelle. Le regard du peintre leur demande comment ils s'y prennent pour faire qu'il y ait soudain quelque chose, et cette chose, pour composer ce talisman du monde, pour nous faire voir le visible...

Maurice Merleau-Ponty - Éditions Gallimard

Du principe de l'art et de sa destination sociale (2)

Extrait :

Essayons de définir la nouvelle école. Nous avons dit que l'art a son principe et sa raison d'être dans une faculté spéciale de l'homme, la faculté esthétique. Il consiste, avons-nous ajouté, dans une représentation plus ou moins idéalisée de nous-mêmes et des choses, en vue de notre perfectionnement moral et physique. Il suit de là que l'art ne peut subsister en dehors de la vérité et de la justice ; que la science et la morale sont ses chefs de file ; qu'il n'en est même qu'un auxiliaire ; que par conséquent sa première loi est le respect des mœurs et la rationalité. L'ancienne école, au contraire, tant classique que romantique, soutenait, et des philosophes distingués se sont rangés à cette opinion, que l'art est indépendant de toute condition morale et philosophique, qu'il subsiste par lui-même, comme la faculté qui lui donne naissance : c'est cette opinion qu'il s'agit actuellement d'examiner à fond, car c'est elle qui fait toute la difficulté entre les écoles. L'art, donc, pense-t-il ? sait-il ? raisonne-t-il ? conclut-il ?... À cette question catégorique, l'école romantique a répondu non moins catégoriquement : NON, faisant de ce qu'elle nomme fantaisie, génie, inspiration, soudaineté, et qui n'est autre chose qu'une ignorance systématique, la condition essentielle de l'art. Ne rien savoir, s'abstenir de raisonner, se garder de réfléchir, ce qui refroidirait la verve et ferait perdre l'inspiration ; prendre la philosophie en horreur, telle a été la maxime des partisans de l'art pour l'art. Nous ne condamnons pas la science en elle-même, disent-ils ; nous rendons parfaite justice à son utilité, à son honorabilité, et nous ne sommes pas les derniers à en illustrer les représentants. Nous prétendons seulement qu'elle n'est d'aucun secours pour l'art ; qu'elle lui est même fatale. L'art est tout spontané ; il est inconscient de lui-même ; il s'ignore : c'est intuition pure ; il ne sait ce qui le mène, ni ce qu'il fait, ni où il va... Cette exclusion de la science du domaine de l'art s'étend à la morale. L'art existe par lui-même, disent-ils encore ; il est indépendant des notions de justice et de vertu ; c'est la liberté dans son absolutisme... Nous n'avons jamais prétendu que l'art puisse changer la nature et la qualité des choses, faire du crime une vertu, rendre moralement bon ce qui est moralement mauvais. Nous disons que l'art, en tant qu'art, est affranchi de toute considération morale comme de toute étude philosophique ; la question de l'indépendance de l'art conduit à une autre : celle de sa fin ou de sa destination... D'après les classiques et les romantiques, qu'il serait inconséquent de séparer, l'art est à lui-même sa propre fin. Manifestation de la beauté et de l'idéal, quel autre objet pourrait-on lui assigner que celui de plaire, d'amuser ? Il répugne à toute fin utilitaire. L’unique but de l’artiste c'est, en vous faisant part de ses impressions personnelles, quelles qu'elles soient, d'exciter en vous cette délectation intime qui double la jouissance de la réalité, qui tient lieu bien souvent de sa possession. Le reste est hors de sa compétence, hors de sa responsabilité...

Pierre-Joseph Proudhon - Presses du Réel

Le Faussaire



Extrait :

Hôsen était mort sans crier gare. Un matin d'automne où les pluies qui tombaient depuis plusieurs jours avaient cessé, les plus proches voisins qui habitaient à une centaine de mètres s'étaient inquiétés. Cela faisait deux ou trois jours qu'ils n'avaient pas vu le père Hara. Ils étaient allés chez lui et l'avaient trouvé étendu de tout son long, le visage contre le sol de la pièce en terre battue. Le corps était déjà froid et raide, cela faisait un certain nombre d'heures qu'il était mort. Hara Hôsen avait eu une embolie. Le plus frappant dans cette mort était que, juste avant de disparaître, Hôsen avait voulu prendre ses pinceaux. Dans la remise, une couverture pliée en deux était étendue sur le sol. S'y alignaient en bon ordre plusieurs palettes à côté desquelles, posés sur le couvercle d'une écritoire, cinq pinceaux formaient un rang bien droit. Avec le même soin, notre homme avait déployé au milieu de la couverture une feuille de papier blanc toute neuve. Elle était restée vierge. Hara venait sans doute de prendre un pinceau quand quelque chose l'avait rappelé dans la pièce au sol de terre battue. Et, là, il s'était effondré.
- « Est-ce que Hôsen s'était remis à peindre dans sa vieillesse ? » demandai-je à Onoé Senzô.
- « Ça m'étonnerait bien. Mais, la peinture, il avait ça dans le sang. Quelque chose l'aura averti que la mort approchait et il aura voulu peindre une dernière fois. De toute façon, avec trois doigts en moins, il n'aurait pas pu faire grand-chose », répondit-il.
L'homme dont on me racontait la fin n'était qu'un faussaire et, pourtant, ce récit ne me laissait pas indifférent. Onoé Senzô disait que la feuille de papier était étalée, prête à recevoir son premier coup de pinceau. Mais j'avais dans l'idée que Hôsen n'avait pas voulu peindre pour de bon. S'entourer de tout son attirail de peintre, n'était-ce pas plutôt à ce désir là qu'il avait obéi ?...


Yasushi Inoué - Éditions Stock