De la sculpture au texte

Extrait :


Une sculpture colorée, élégante bien qu'imposante, se dresse face à nous. Elle se compose d'une profusion d'éléments hétéroclites et familiers. Des tiges de fer, des miroirs, des panneaux, des rampes d'ampoules lumineuses, un ventilateur ou encore des roues en bois peintes apparaissent comme autant de pièces d'un assemblage mécanique. Plusieurs lignes verticales viennent encadrer et structurer cet ensemble de format horizontal, rythmé par les nombreuses roues disposées sur toute sa longueur et à ses deux extrémités. [...] La sculpture ressemble à une sorte de gigantesque vélo au mécanisme complexe. Sert-elle à remonter le temps, à se déplacer dans l'espace, à voler ? Quelle que soit sa fonction, elle paraît tout droit sortie du cerveau d'un savant fou ou d'un mécanicien illuminé. Elle n'est pas sans rappeler les machines inventées et dessinées par Léonard de Vinci aux XVe et XVIe siècles. [...] Le maître italien est un modèle admiré et une référence incontournable pour l'artiste suisse Jean Tinguely qui a réalisé en 1988 cette sculpture, intitulée Dernière collaboration avec Yves Klein. [...] Véritable chineur en quête d'inspiration, Tinguely acquiert aux puces ou récupère dans des déchetteries des pièces d'anciennes machines cassées, laissées à l'abandon. Il confère au registre du familier et du banal une dignité d'ordinaire réservée aux objets prestigieux, redonnant à ces matériaux récupérés une seconde vie, en faisant la base et le support d'une création nouvelle. [...] Tout en utilisant des fonctionnements issus du monde de la mécanique industrielle, Tinguely insuffle à son œuvre un air festif et enfantin. [...] Dans Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?, Georges Perec explore et interroge lui aussi un mécanisme à l'œuvre dans l'écriture, sa plume étant guidée par l'utilisation de figures de style ou, pour reprendre ses propres termes, de « fleurs et ornements rhétoriques » offerts par la langue française, dont il dresse la liste à la fin de son ouvrage. Par ces divers procédés, Perec place son écriture sous le signe du jeu. Le texte est empreint d'une tonalité ludique, légère et comique. [...] Tout comme Tinguely, Georges Perec donne à son œuvre l'impression paradoxale d'un désordre savamment organisé. [...]
Le mécanisme de Dernière collaboration avec Yves Klein n'aboutit à rien, sinon au constat de son inefficacité. Le mouvement de vie qui est le sien est voué à une répétition sans but, perpétuelle, dans l'attente de sa future mort, inscrite dans la possibilité de la panne, de l'arrêt. Ces roues qui tournent comme des folles et répètent toujours la même parade symbolisent l'absurdité et l'inutilité de l'existence. Motif très récurrent chez Tinguely, la roue est érigée en objet fétiche. Elle incarne toute l'ambiguïté de ses machines, portant en elle à la fois la répétition dénuée de sens et d'objectif et un élan de vie optimiste, la possibilité d'une évasion, un moyen trouvé pour lutter contre la pétrification et la mort...


Juliette Bertron - Éditions Gallimard

Le dernier des Weynfeldt



Extrait :

On était à deux lots de la Salamandre et les gens continuaient à entrer. Le commissaire-priseur dut demander le calme à plusieurs reprises, pour pouvoir mener correctement la vente des derniers lots avant le Vallotton. Lorsque deux des auxiliaires élégants apportèrent enfin le tableau et le montrèrent au public devant l'estrade, la rumeur enfla de nouveau. Mais dès que le marteau du commissaire-priseur retentit, un silence de mort s'imposa dans la salle. Le commissaire mit le tableau aux enchères pour un million deux cent cinquante. Plusieurs mains s'élevèrent et en quelques étapes le prix monta à un million sept, huit, neuf. Lorena vit que huit personnes enchérissaient, dont Weynfeldt et ses collègues installés à la table aux téléphones. À l'approche des deux millions, il y eut un bref instant d'hésitation, puis les enchères recommencèrent à monter à bonne vitesse. Deux clients avaient abandonné la partie lorsqu'on avait franchi le cap des deux millions. Lorena constata qu'elle avait retenu son souffle. Elle inspira profondément. Les enchères avaient dépassé la limite des deux millions cinq. Il n'y avait plus à présent que cinq personnes dans la course. Le jeune homme avait raccroché ostensiblement ses deux appareils et croisé les bras. Véronique n'enchérissait plus qu'au nom d'un seul client par téléphone, le dix-sept, dont elle brandissait régulièrement le numéro. Weynfeldt en avait encore deux en ligne, mais ni l'un ni l'autre ne semblaient vouloir intervenir pour l'instant dans les opérations. À trois millions, deux des clients présents dans la salle jetèrent l'éponge. Il ne restait plus que l'un des messieurs à l'air anglais avec lesquels Weynfeldt discutait au moment où Lorena était arrivée. Ce fut ensuite le numéro dix-sept qui abandonna. Véronique raccrocha et croisa elle aussi les bras. À environ trois millions deux, on se retrouva dans une situation étrange : le numéro vingt-huit, au téléphone, enchérissait par l'intermédiaire de Weynfeldt contre le numéro trente-trois, au téléphone par l'intermédiaire de Weynfeldt, tandis que l'Anglais restait sur la réserve. Après une brève mêlée qui fit monter les enchères à trois millions et demi, le numéro vingt-huit de Weynfeldt baissa les armes. L'Anglais revint dans la bataille. Passa à trois virgule six, trois virgule huit, et leva aussi la main à quatre millions. Un murmure sourd parcourut la salle. Tous les regards se dirigèrent sur Weynfeldt, qui parlait au téléphone, rapide et concentré. Il hocha la tête. Et leva le numéro trente-trois. Le commissaire-priseur lança un regard interrogateur à l'Anglais. Celui-ci fit de la tête un signe négatif. Lorsque le marteau s'abattit, l'œuvre était adjugée au numéro trente-trois, pour quatre millions cent mille francs suisses, et des applaudissements respectueux s'élevèrent, auxquels Lorena se joignit avec enthousiasme. Une grande partie du public quitta la salle...

Martin Suter - Éditions Christian Bourgois

Graphiste avant la lettre

Extrait :

Ce premier tiers du XVIe siècle français est un moment de prospérité et de dynamisme éditorial où des aventures individuelles de ce type sont encore possibles. De nombreuses personnalités sont alors actives à Paris : Guillaume Budé, qui se prépare à devenir le plus grand helléniste de son temps ; Erasme, qui y rédige ses premières œuvres ; Charles de Bovelles, qui mène au collège du Cardinal-Lemoine des recherches variées en philosophie et en sciences... Tous enseignent, commentent, traduisent, composent... et désirent voir leurs travaux diffusés par l'imprimerie. Un petit nombre d'imprimeurs-libraires se partage ce marché humaniste : les trois frères de Marnef, Gilles de Gourmont, Henri Estienne, fondateur d'une célèbre dynastie, et le plus important d'entre eux, Josse Bade, qui fait de son atelier le rendez-vous de l'Europe savante. Si le parcours de Tory s'inscrit dans cette révolution culturelle, il est cependant très différent de ceux de ses confrères. Tory ne suit pas leur trajectoire rectiligne et connaît deux carrières différentes séparées par un énigmatique silence de dix ans... Plus qu'un homme universel, Tory serait surtout un humaniste à la recherche de nouvelles formes graphiques pour le livre imprimé. En transportant la culture humaniste dans les livres d'heures, il est l'un des premiers à introduire dans l'imprimé l'esthétique venue d'Italie et déjà diffusée dans certains arts décoratifs depuis le début du siècle. Avant l'arrivée en France des artistes de l'école de Fontainebleau, il apparaît comme un important passeur de la Renaissance italienne dans l'univers du livre français et nourrit les revendications du trône de France à incarner directement l'héritage antique. Mais ce n'est pas tout. Cette ambition graphique est également un catalyseur de l'extraordinaire illustration linguistique qui touche la France à partir de 1530. C'est en effet pour justifier l'usage en français des caractères romains que Tory esquisse pour cette langue de nouvelles disciplines qui se développeront au cours du siècle, comme la grammaire, l'histoire littéraire et la lexicologie diachronique. Son approche à la fois graphique et philologique lui donne les moyens de penser très tôt la possibilité d'une codification de la langue française, dans laquelle il introduit notamment le c cédille. Davantage concepteur qu’exécutant, il semble utiliser les possibilités de l’imprimerie pour jeter les bases du métier de graphiste. Tory graphiste avant la lettre ? Avec la mise en page, la lettre est en effet son sujet de prédilection...

Geoffroy Tory - RMN-Grand Palais