Duma Key



Extrait :

Exécuter un dessin :
Prenez une surface blanche. Pas nécessairement du papier ou une toile, mais je la sens mieux en blanc. Nous disons blanc parce qu'il nous faut un mot, mais son vrai nom est rien. Le noir est l'absence de lumière, mais le blanc est l'absence du souvenir, la couleur de l'impossibilité de se remémorer.
Comment nous souvenons-nous de nous rappeler ?
C'est une question que je me suis bien des fois posée depuis l'époque de Duma Key, souvent aux petites heures du matin, scrutant l'absence de lumière, évoquant les amis absents. Parfois, pendant ces petites heures, je pense à l'horizon. Il faut établir un horizon. Apposer sa marque sur le blanc. Un acte simple, pourrait-on croire, mais tout acte qui recrée le monde est héroïque. Du moins en suis-je venu à le croire.
Imaginez une petite fille ; presque un bébé encore.
Elle est tombée d'une carriole il y a quatre-vingt-dix ans, tête la première sur le pavé, et a tout oublié. Pas seulement son nom, tout ! Et puis un jour, elle s'est rappelé suffisamment de choses pour être capable de prendre un crayon et de tracer cette première marque hésitante sur le blanc. Une ligne d'horizon, bien sûr. Mais également une fente par laquelle la noirceur pourra s'infiltrer.
Allez, imaginez cette petite main soulevant le crayon... hésitant... puis apposant sa marque sur le blanc. Imaginez le courage que lui a demandé ce premier effort pour réétablir le monde en le représentant. J'aimerai toujours cette petite fille, en dépit de tout ce qu'elle m'a coûté. Je le dois. Je n'ai pas le choix.
Les dessins sont de la magie, vous savez...


Stephen King - Éditions Albin Michel

Champ culturel et formation artistique

Extrait :

Les artistes en brisant avec la tradition romantique du génie souverainement indifférent à la réception de ses œuvres, convaincu de l'incompréhension fatale du public, se sont mis à s'intéresser à la formation de la sensibilité ; au-delà de la seule présence d'œuvres de qualité, ils entrevoient mieux une démarche pédagogique qui, dans le cadre de l'école ou d'une action culturelle extra-scolaire, n'apparaît pas obligatoirement contraire à leur aventure artistique. Les étudiants d'histoire de l'art, au-delà du manque de débouchés, se sont aussi aperçus que l'action de légitimation culturelle de l'université s'exerçait toujours avec un recul historique qui laissait échapper l'art en train de se faire et se référait encore dans son ensemble aux valeurs de l'humanisme de la Renaissance. Les professeurs de dessin et les étudiants des écoles d'art ont pris une conscience croissante de l'inadaptation scandaleuse de leur formation et de leur enseignement par rapport aux besoins sociaux et aux exigences de l'essor artistique du XXe siècle. De ces convergences dans un domaine où les possibilités de transformation de la situation sont relativement importantes, il est résulté un grand nombre de travaux et de propositions que Mai et Juin 68 n'ont fait qu'amplifier et radicaliser. À l'origine, la prise de conscience des professeurs de dessin fut d'ordre revendicatif ; à une dégradation constante de leur profession et de leurs conditions de travail s'ajoutèrent de nouvelles menaces à partir de 1962 : pénurie chronique de moyens, réduction d'horaires, suppression de certains postes, en particulier à Paris, insuffisance croissante en personnel et en équipement. Dès 1966, s'était créé un Comité national pour l'éducation artistique (CNEA), qui publia régulièrement un bulletin et organisa des manifestations pour alerter le corps enseignant et l'opinion publique. L'année 1967 vit la décision ministérielle de création d'une option Arts au Baccalauréat Lettres ; malheureusement elle ne fut pas suivie des mesures correspondantes dans les établissements du secondaire. Mais si l’école dans son ensemble demeure l'outil indispensable pour résoudre à long terme le double problème de la formation des producteurs et des publics, il existe dès maintenant des possibilités à court terme pour réduire l'écart entre l'art contemporain et les masses et pour établir de nouveaux rapports entre eux ; c'est une des tâches essentielles de l'animation culturelle qui consiste à entreprendre une formation, une sensibilisation aux arts plastiques auprès de publics adolescents et adultes hors de la situation scolaire. Ceci suppose une politique d'ensemble concertée pour former des animateurs culturels spécialisés dont le besoin se fera de plus en plus fortement sentir. Le sociologue Joffre Dumazedier évalue à 50.000 le nombre d'animateurs à prévoir pour la société française de 1980. Or cette formation, qui a pu être définie comme une « priorité des priorités », a jusqu'à présent été totalement négligée, ce qui n'est pas sans effet sur les difficultés actuelles de l'action culturelle...

Pierre Gaudibert - Éditions Casterman

Le Paradis - un peu plus loin



Extrait :

La première réunion, à neuf heures du matin, eut lieu dans un atelier... Conformément à ce qui était convenu, Florita était attendue par une trentaine de membres d'une des sociétés nées de l'éclatement des mutualistes d'Auxerre et qui portait le joli nom de « Devoir de Liberté ». Il n'y avait presque que des cordonniers. Regards méfiants, gênés, moqueurs pour certains, car c'était une femme qui leur rendait visite. Elle était habituée à ce genre d'accueil depuis que, quelques mois plus tôt, elle avait commencé d'exposer, à Paris et à Bordeaux, devant de petits groupes, ses idées sur l'Union ouvrière. Elle leur parla d'une voix qui ne tremblait pas, démontrant une plus grande assurance qu'elle n'en avait. La méfiance de son auditoire se dissipa au fur et à mesure qu'elle leur expliquait comment, en s'unissant, les ouvriers verraient satisfaites leurs revendications - droit au travail, éducation, santé, conditions décentes d'existence - tandis que, en ordre dispersé, ils seraient toujours maltraités par les riches et les puissants. Ils approuvèrent tous quand, à l'appui de ses idées, elle cita le livre controversé de Pierre Joseph Proudhon, Qu'est-ce que la propriété ? qui, depuis son apparition quatre ans plus tôt, avait tant fait parler de lui à Paris en raison de son affirmation catégorique : « La propriété c'est le vol ». Deux hommes dans l'assistance, qui lui semblèrent fouriéristes, étaient venus l'attaquer, avec des arguments que Flora avait déjà entendus de la bouche d'Agricol Perdiguier : si les ouvriers devaient déduire quelques francs de leur salaire misérable pour payer leur cotisation à l'Union ouvrière, comment rapporteraient-ils un croûton de pain à leurs enfants affamés ? Elle répondit à toutes leurs objections avec patience. Elle crut que, sur ce point des cotisations au moins, ils se laissaient convaincre. Mais leur résistance fut plus tenace sur le problème du mariage.
- « Vous attaquez la famille et vous voulez qu'elle disparaisse. Ce n'est pas chrétien, madame.
- « Ça l'est, ça l'est », répondit-elle, sur le point de se fâcher, mais elle se radoucit. « Ce qui n'est pas chrétien, c'est qu'au nom de la sainteté de la famille un homme s'achète une femme, la transforme en pondeuse d'enfants, en bête de somme et, par-dessus le marché, la roue de coups chaque fois qu'il boit un coup de trop ».
Comme elle les vit écarquiller les yeux, déconcertés de ce qu'ils entendaient, elle leur proposa d'abandonner ce sujet, et d'imaginer plutôt ensemble les bénéfices qu'apporterait l'Union ouvrière aux paysans, artisans et travailleurs comme eux. Ils pourraient, par exemple, fermer les yeux et contempler les Palais ouvriers. Dans ces bâtiments modernes, aérés, propres, leurs enfants recevraient de l'instruction, leur famille pourrait se soigner avec de bons médecins et de bonnes infirmières si besoin était, ou en cas d'accidents du travail... Cela ne valait-il pas la peine, pour y parvenir, de sacrifier sur leur salaire une petite cotisation ? Quelques uns acquiescèrent...


Mario Vargas Llosa - Éditions Gallimard

Le Nez de Giacometti



Extrait :

Le Nez de 1947, dont il existe, outre la fonte en bronze, deux plâtres peints, l'un déposé à Bâle, l'autre récemment donné par Adrien Maeght et ses enfants au Musée national d'Art moderne, est contemporain de la Tête sur tige. L'un et l'autre, fort semblables, sont issus d'une même expérience dont Giacometti a rapporté le récit dans un texte paru en 1946, un an auparavant, dans la revue Labyrinthe, intitulé « Le Rêve, le Sphinx et la Mort de T. » Naturaliste, la Tête sur tige est la transposition directe de cette expérience, le souvenir gravé dans sa mémoire de la mort soudaine de Peter Van Meurs, dans un hôtel de Madonna del Campiglio, en septembre 1921. On sait l'étonnante aventure qui devait rapprocher ce vieux gentilhomme de soixante et un ans, conservateur des Archives civiles de son pays et le jeune homme désargenté et avide de voyager que Giacometti était alors. Et voilà que cet homme, ce Père idéal qui l'avait fait rechercher par petite annonce dans les journaux comme l'Empereur, dans les contes, fait rechercher son fils par voie de messagers à travers son royaume, à peine retrouvé, tombait malade, souffrait et, en trois jours, retournait au néant. Giacometti devait l'avouer, ce fut l'expérience majeure de son adolescence, qui devait décider de son art tout entier. Et tout autant qu'il la dessina alors, il évoquera plus tard dans ses notes, dans la chambre de l'hôtel, la vision de ce visage retourné à l'inerte, « la tête jetée en arrière, la bouche ouverte ». Témoin brut d'un fait vécu, la Tête sur tige, en tant que tête d'un décapité fichée sur une pique, s'inscrit néanmoins dans une longue tradition iconographique où « tête jetée en arrière et bouche ouverte » expriment le pathos, l’horreur et la souffrance. Elle commence avec le visage du Laocoon antique pour se continuer avec Le Cri de Rodin et jusqu'à certains visages de Francis Bacon. On peut surtout y voir un écho, dix ans plus tard, du climat singulier de la fin de l'année 1937, dominé par le « théâtre de la cruauté » d'Antonin Artaud, les visages renversés et souffrants du Picasso de Guernica et des Songes et mensonges de Franco, les agonies dessinées par Masson dont l'exposition « l'Art cruel » en décembre 37 marquera un moment significatif. Le Nez, en revanche, comporte une élaboration d'ordre fantasmatique. Autre chose intervient que le rendu al vero d'un cadavre. C'est aussi une entreprise de conjuration, d'exorcisme de l'angoisse éprouvée au plus profond de soi par la métamorphose à vue d'un visage qui, hier celui d'un intime, est devenu ce matin celui d'un étranger. Comment le plus proche, le plus familier, le plus aimé, peut-il, en quelques moments, devenir le plus lointain, le plus étranger, le plus inquiétant, sans changer cependant sa substance ? Soit, dans l'expérience de notre rapport à autrui, un saisissement analogue à celui qui dans le rapport narcissique du soi à soi, saisit Dorian Gray à découvrir son portrait. Ici, l'élément prophylactique, cet artifice qui est de l'ordre du maquillage, du masque, du colifichet qui « change » un visage, est essentiellement l'adjonction de cet élément saugrenu qui, par métonymie, a donné son titre à l'oeuvre, un nez...

Jean Clair - Éditions Gallimard